Lorsque Michel Brunet a rendu un dernier hommage à Toumaï, plus vieil ancêtre humanoïde connu à ce jour dont le crâne a été rendu au Tchad, j’ai pensé qu’une allocution sur Hamlet et le crâne de Yorick serait la bienvenue. Le paléontologue n’a-t-il pas rêvé, comme le prince du Danemark, aux possibles identités du crâne ? Retour sur la célèbre scène de Shakespeare et le travail de chercheur de Michel Brunet.
Commentant l’apparition du fantôme dans Hamlet (ce fantôme, c’est le père de Hamlet assassiné par son frère Claudius maintenant au pouvoir), Michael Edwards écrit : « elle n’effraie pas seulement ; elle initie à la peur métaphysique, elle rend épouvantable une nuit qui révèle déjà l’étrange altérité de la lune et les immensités inconcevables de l’espace, elle ébranle notre cerveau […] en nous mettant en contact, bien malgré nous, avec des choses que nous ne pouvons comprendre. Au cœur de cet inatteignable inquiétant se trouve la mort, phénomène familier et même commun, comme le disent Claudius et Gertrude, et pourtant totalement étranger et insondable » . L’irruption de la mort dans le familier du quotidien, qui peut produire ce phénomène que Freud a nommé le unheimlich / « l’inquiétante étrangeté », se retrouve dans la scène des fossoyeurs : pour Hamlet, le familier va surgir dans un crâne, celui de Yorick.
Deux fossoyeurs creusent la tombe dans laquelle va être enterrée Ophélie. Ce faisant, ils déterrent d’anciens morts, sans ménagement, sans respect aucun pour ces restes d’ossements ; ils n’ont rien de « chercheurs d’os », selon l’expression de Michel Brunet. Survient Hamlet qui les observe et fait ses commentaires à son ami Horatio. Il est inspiré par un crâne anonyme dont il s’amuse à évoquer les possibles identités. Le paléoanthropologue ne se perd-t-il pas parfois dans de semblables conjectures, dans de semblables rêveries, avant de mener « une enquête policière destinée à révéler l’identité d’un individu mort il y a des millions d’année » ?
HAMLET
Ce crâne avait une langue, et pouvait chanter jadis ! Et voici que ce coquin [le fossoyeur] le jette contre la terre, comme si c’était la mâchoire de Caïn, celui qui commit le premier meurtre. C’est peut-être la caboche d’un politicien qu’il envoie promener, cet âne. D’un qui se croyait plus fin que Dieu, ne se peut-il pas ?
HORATIO
Il se pourrait, monseigneur.
HAMLET
Ou encore d’un courtisan, un qui savait dire : « Ah, mon cher seigneur, bonjour, ah, mon bon seigneur, comment allez-vous ? » Qui sait si ce n’est pas monseigneur Untel, qui disait tant de bien du cheval de monseigneur Untel, avec l’idée qu’il se le ferait offrir ? Oui, pourquoi pas ?
HORATIO
Oui, pourquoi pas, monseigneur.
HAMLET
Eh bien, c’est donc lui, et ce crâne-là sans mâchoire, abîmé au couvercle par la bêche d’un fossoyeur, c’est Noble Dame du Ver. Un beau retour des choses, pour qui sait voir ! La croissance de ces os n’a-t-elle coûté si cher que pour qu’ils servent au jeu de quilles ? Les miens me font mal, rien que d’y penser.
S’ensuit une discussion entre Hamlet et un des fossoyeurs. Hamlet s’enquiert du temps qu’un homme peut rester en terre avant de pourrir. Le fossoyeur prend un crâne à témoin.
LE PREMIER FOSSOYEUR
[…] Tenez, voici un crâne. Ça fait vingt-trois ans qu’il était en terre.
HAMLET
Qui est-ce donc ?
LE PREMIER FOSSOYEUR
Un sacré bougre de farceur. Qui pensez-vous que ce fût ?
HAMLET
Ah, je ne sais pas.
LE PREMIER FOSSOYEUR
La peste soit de cet enragé plaisantin ! Un jour il m’a versé un flacon de vin du Rhin sur la tête ! Ce crâne que voici, monsieur, eh bien, monsieur, ce fut le crâne de Yorick, le bouffon du roi.
HAMLET
Ce crâne-ci ?
LE PREMIER FOSSOYEUR
Exactement celui-là.
HAMLET
Donne. (Il prend le crâne.) Hélas ! pauvre Yorick ! Je l’ai connu, Horatio, c’était un garçon d’une verve prodigieuse, d’une fantaisie infinie. Mille fois il m’a porté sur son dos ; et maintenant, quelle horrible chose que d’y songer ! J’en ai la nausée. Voici la place des lèvres que j’ai baisées tant de fois. Où sont tes railleries maintenant ? Tes gambades, tes chansons, tes explosions de drôlerie dont s’esclaffait toute la table ? Plus un sarcasme aujourd’hui pour te moquer de cette grimace ? Rien que ce lugubre bâillement ? Va donc trouver Madame dans sa chambre et lui dire qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra bien qu’elle en vienne à cette figure-là. Fais-la rire avec cette idée…
Yorick, le bouffon du roi, n’existe dans la pièce que par son crâne, mais c’est sans doute le plus célèbre des fous shakespeariens. De Toumaï, seul le crâne a été retrouvé, mais il est devenu, le temps que d’autres découvertes ne fassent avancer la recherche sur les origines de l’humanité, le plus ancien et le plus célèbre des hominidés.
Allocution précédent le retour de Toumaï au Tchad.
En hommage à Michel Brunet et à son équipe.
Poitiers, 18 novembre 2011.
D’ABEL À TOUMAÏ : CITATIONS CHOISIES
« Je suis un chahuteur de théories » (p. 9).
« La science a besoin d’audaces et de défis davantage que de consensus et de théorie dominante » (p. 11).
Abel et Toumaï sont des « inattendus de la science » (p. 11), « ces fulgurances scientifiques qui rebattent soudain les cartes de la connaissance » (p. 17).
« Dix ans après, je conserve toujours un souvenir extraordinaire de cette traversée [celle du désert du Djourab]de janvier 1995. Pour moi, elle a été comme une naissance » (p. 44).
« L’Afrique était au cœur de l’énigme humaine » (p. 44).
« Certains chercheurs de fossiles immergés dans un champ fossilifère d’une telle ampleur ont tendance à se comporter comme des gamins lâchés dans un grand jardin bourré d’œufs en chocolat un matin de Pâques » (p. 56).
« C’est toujours une équipe qui gagne, jamais un individu » (p. 61).
« Ici le tibio-tarse intact d’un marabout mort il y a des millions d’années, là une antilope dont les fines pattes arrière ont été figées dans un galop éternel » (p. 71).
« La vulgarisation de la science auprès d’un large public est aussi une part importante de la mission du scientifique » (p. 72).
« En matière de sciences, la quiétude et le confort ne sont jamais les catalyseurs qui aident à progresser » (p. 98).
« Le paléontologue va devoir avoir la patience chevillée à l’âme pour engager la prospection sur un terrain à la démesure de l’immensité » (p. 128).
« La paléontologie mène elle aussi une enquête policière destinée à révéler l’identité d’un individu mort il y a des millions d’années » (p. 129).
« Le désert oblige à s’adapter, à puiser en soi des qualités de débrouillardise et un sens pratique que la vie quiète et repue de nos cités a souvent mis en sommeil » (p. 153).
« Toumaï est le prénom donné aux enfants qui voient le jour juste avant la saison sèche, c’est-à-dire au moment où la vie est le plus difficile » (p. 185).
« En attendant d’être rendu à l’Etat tchadien, Toumaï est conservé dans une boîte ignifugée capable de résister aux flammes pendant 48 heures et entreposée dans un coffre-fort » (p. 190).
« Pour être tout à fait précis, Toumaï ne ressemble à personne » (p. 199).
« Avec ses 7 millions d’année, Toumaï marque donc un nouveau jalon, le plus ancien dans l’échelle de notre histoire. Il permet d’affiner dans l’espace-temps le moment de la divergence entre le rameau humain et celui des chimpanzés » (p. 214).
« J’adore le désert pour sa quiétude, son immensité, son ciel étoilé, mais surtout pour cet horizon qui, quoi que vous fassiez, fuit en permanence devant vous, restant hors de portée. Tout comme la vérité scientifique reste toujours un idéal asymptotique » (p. 235).
VOIR AUSSI
→ Michel Brunet, Origine et histoire des hominidés. Nouveaux paradigmes, Paris, Collège de France/Fayard, 2008 [Leçon inaugurale prononcée le jeudi 27 mars 2008, par Michel Brunet, professeur. Leçon inaugurale n° 199].
→ Pierre Stine, Toumaï. Le Nouvel ancêtre, Écrit par Alain Zenou, Pierre Stine et Michel Brunet, Sous la direction scientifique du Professeur Michel Brunet, Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne, Raconté par Richard Berry, 2006.