A propos pdrouet

Pascale Drouet Enseignant-chercheur en littérature britannique des 16ème et 17ème siècles

Yourcenar et Shakespeare

Dans Une belle matinée, Marguerite Yourcenar raconte l’histoire du petit Lazare qui fait une rencontre qui va changer sa vie: celle d’une troupe de comédiens shakespeariens.

Extraits.

« Et Lazare aussi serait toutes ces filles, et toutes ces femmes, et tous ces vieux. Il était déjà Rosalinde. Il partirait demain de la maison de Mevrouw Loubah, toute pleine de miroirs de Venise où les nièces et leurs Messieurs se miraient tous nus. Lui, il serait vêtu à son ordinaire, en garçon, mais il serait en vérité Rosalinde, quand elle avait quitté traverstie le beau palais dont son oncle le bon avait été chassé. Elle se faisait appeler Ganymède et s’en allait très loin dans une fôret si grande que si l’on voulait mettre tant d’arbres sur la scène, tous les boqueteaux et les bocages des environs d’Amsterdam, mis bout à bout, n’y suffiraient pas. […]

Et il serait aussi d’autres belles filles, mais il faudrait d’abord apprendre par coeur toutes les tirades qu’elles avaient débitées, et pas seulement quelques paroles qui lui revenaient parce que Mister Herbert les lui avait pour ainsi dire chantées. Il serait Juliette, et il comprenait maintenant pourquoi Mister Herbert en partant l’avait appelé de ce nom-là. Il serait Jessica, la Juive, habillée comme les belles filles de la Judenstraat; il serait Cléopâtre et donnerait à baiser sa petite main à un général nommé Antoine; il chercherait vainement lequel parmi les acteurs dans la grande salle serait assez magnifique pour être Antoine. Et puis, il mourrait tuée par un serpent, mais il espérait que la morsure du serpent ne lui ferait pas trop mal.

Quand beaucoup de temps aurait passé, quand il aurait dix-huit ans, ou peut-être dix-neuf, ou (qui sait?) vingt ans, il redeviendrait comme Humphrey un garçon: il lutterait épaule contre épaule avec le sauvage qui l’attaquerait dans la lice, mais il faudrait d’abord développer ses biceps et raffermir ses poignets. Et il serait Roméo pleurant sur la Juliette qu’il se souviendrait d’avoir été; il escaladerait facilement le balcon, lui qui grimpait si bien aux arbres du quai.

Il serait la duchesse de Malfi, qui pleure ses petits enfants dans un asile de folles, et aussi, un jour, quand il ne porterait plus aussi bien les robes de femmes, il serait un des méchants qui les auraient égorgés. Et il serait Hotspur, le cavalier aux éperons brûlants, si jeune et si brave, et aussi sa femme Kate, qui, en lui disant adieu, s’efforcerait de rire pour ne pas pleurer, et Hal, si brave et si gai, avec ses joyeux compagnons.

Beaucoup plus tard encore, quand il aurait atteint un âge vraiment avancé, mettons quarante ans, il serait roi avec couronne en tête, ou bien César. Herbert lui avait montré comment on tombe en disposant les plis de sa robe pour ne pas exposer indécemment ses jambes nues. Et il serait aussi des femmes lourdes de toutes les méchancetés qu’elles ont commises au cours de leur vie: une grosse reine de Danemark gonflée de crimes, ou Lady Macbeth avec un couteau, ou encore les sorcières barbues qui font bouillir dans un chaudron des choses sales. […]

Et peut-être bien qu’après avoir été Jessica, la belle Juive rieuse qui se sauve en emportant des écus, il serait le père Shylock aux doigts crochus, et on le traiterait de vieux Juif pouilleux comme le régisseur hier l’avait traité de petit Juif pouilleux, parce que c’est l’usage. Mais ce doit être dur pour un vieux de perdre à la fois sa fille et ses écus, et peut-être qu’au lieu de faire rire les gens avec Shylock, il les ferait pleurer.

Ou bien, au contraire, tout se passerait devant une mer bleue et sous un ciel rose, et il serait Prospéro l’Enchanteur, qui, comme Herbert, n’a pas d’âge, parce qu’il est quasi Dieu, et il se souviendrait d’avoir été des années plus tôt sa propre fille, Miranda l’innocente, qui s’éprend d’un homme parce qu’elle le trouve beau. […]

Et, quand il n’y aurait plus pour lui, sur les tréteaux de bois, aucune petite place, il ferait le moucheur de chandelles, celui qui les allume et finalement les éteint une à une. Mais, parce qu’il saurait tous les rôles, on le prendrait aussi pour souffleur: sa voix serait comme qui dirait dans toutes les voix. Une fièvre de joie s’emparait de lui au sentiment d’être à la fois tant de personnes vivant tant d’aventures. Le petit Lazare était sans limites, et il avait beau sourire amicalement au reflet de lui-même que lui renvoyait un bout de miroir fiché entre deux poutres, il était sans forme: il avait mille formes. »

Falstaff Strikes Back!

L’illustrateur Edouard Lekston s’intéresse à Shakespeare depuis longtemps. Après plusieurs travaux graphiques consacrés à Hamlet, Lear, Macbeth, Richard II et Richard III, le voici qui s’attaque à Henry IV, c’est-à-dire à un morceau de choix: Falstaff. Enrobé à souhait et malicieux comme jamais, le célèbre chevalier  se relève une fois encore du champ de bataille de Shrewsbury, pour notre plus grand plaisir. Mise en bouche de cette création originale toujours en cours de réalisation et intitulée « Harry & Jack »: brouillons, esquisses, dessins préparatoires (2011).

I. L’ARMURE DE FALSTAFF: ARCIMBOLDO REVISITE

Edouard Lekston:

« L’armure de Falstaff est une fantaisie inspirée par le texte mais qui m’est propre. C’est en rapport avec l’annonce de la bataille contre Hotspur et les rebelles: j’ai imaginé que, suite à la scène 3 de l’acte III, Oldcastle/Falstaff s’aperçoit qu’il n’a pas ou plus d’armure digne d’un chevalier.

Connaissant le personnage, on peut s’imaginer qu’il l’a mise en jeu aux dés ou au cartes lors d’une nuit trop arrosée, ou encore qu’il a dû la vendre au premier venu pour une modique somme, afin de couvrir une dette ou de satisfaire un vice coûteux. Il aurait donc subtilisé des ustensiles de cuisine de Madame Vitement l’hôtesse et aurait demandé à un mauvais forgeron de lui assembler l’ensemble pour en faire une armure. Tout cela donne une double page qui présente, d’une part, les ustensiles de cuisine qui constituent cette étrange armure et, d’autre part, cette armure portée par le personnage. Entre les 2 pages, les nomenclatures sont inversées: les ustensiles de cuisines ont les noms de pièces d’armure et les pièces d’armures ont celles des ustensiles de cuisines.

Cette double-page rappelle, plus encore, la perte du titre de noblesse de Falstaff. »

II. LA RUSE DE RENARD A LA BATAILLE DE SHREWSBURY

Henri IV, Part 1 (Acte IV, scène 4): « Copyright Oldcastle ». Après la bataille de Shrewsbury, Falstaff fait le mort et disserte sur celle-ci comme une falsification de la vie, et compare ainsi les morts à des contrefaçons.

« Il y a la joie de tromper la « mort », et le rire de la tromperie. On se redresse, on a trompé la routine, la logique raisonnable, la « loi »; on a trompé tous ceux qui nous croyaient perdus; et nous-mêmes qui étions dans cette croyance – d’être mangés par le conformisme, le fonctionnement, épuisés par la répétition… On a trompé notre « perte », sans être dupe.  » (Daniel Sibony, Les sens du rire et de l’humour)

III. LES BOTTES DE SEPT LIEUES

Edouard Lekston:

« Ici (Acte IV, scène 2), encore un des énormes mensonges de Falstaff au Prince Jean qui l’attend pour la seconde bataille de la pièce: Falstaff raconte au prince qu’il a parcouru, en courant pour ne pas être en retard, 180 lieux, autrement dit qu’il aurait fait presque 3000 km !

Dans cette situation, et vu la distance, Falstaff est alors montré comme un géant, comme un pseudo-Gargantua. »

Quel conte d’hiver pour Ophélie?

Dans « Hamlet en montagne » (L’heure présente), Yves Bonnefoy rend hommage à la frêle Ophélie. Quand l’être délaissé se dessaisit de lui-même et se jette en avant. Extrait d’un conte d’hiver sans retrouvailles, sans renaissance.

« C’est Ophélie. Elle est assise sur une pierre, son parapluie auprès d’elle, la tête penchée sur une sorte de sac à main dans lequel elle cherche, avec une visible inquiétude. Bien peu vêtue, presque nue, cette jeune fille, une pauvre robe trouée de laine noire comme prise au hasard à quelque réveil dans un trop grand rêve. Va-t-elle tirer de son sac, abîmés, flétris, le fenouil, le romarin, l’ancolie que le poète a voulu qu’elle offre au monde qui n’entend rien et ne comprend pas? Mais non, tout brusquement elle se relève et la tête toujours penchée, le sac et le parapluie serrés maintenant contre son corps, se jette en avant, un peu titubante. Où va-t-elle? Qu’a-t-elle dit? Où dois-je aller, désormais? »

Yves Bonnefoy, « Hamlet en montagne », dans L’heure présente (Mercure de France, 2011).

Jean-Marc Brugeilles revisite Shakespeare

Le peintre Jean-Marc Brugeilles inspiré par le théâtre de Shakespeare : avec ses aquarelles, ses sanguines et ses pastels, il revisite La Tempête et Le Songe d’une nuit d’été. Liberté onirique, nouvelle féérie.

Jean-Marc Brugeilles. Le Joyeux théâtre, 2009 (aquarelle, 68 x 57 cm).

Son Joyeux théâtre nous invite à être spectateurs de La Tempête. Peu soucieux du contexte historique et de l’architecture si spécifique au théâtre du Globe, appelé « the Wooden O », le peintre suit son imaginaire propre et assume pleinement son originalité interprétative. Sur scène, on reconnaîtra néanmoins sans peine: le navire, en provenance de Tunis, avant le naufrage orchestré par Ariel; l’esprit aérien aux dons multiples (ubiquité incluse), dont le profil et le souffle magique apparaissent à deux reprises; le mage Prospéro, passé maître dans l’art de la magie blanche; Caliban l’hybride à son labeur. Le peintre prête à ce dernier un corps d’homme, une tête d’iguane et des oreilles de lièvre. Monstre inédit à la Ambroise Paré, un rictus inquiétant aux lèvres, il évoque pleinement cet « être disgracié, extravagant dans ses façons autant que par l’apparence » (Yves Bonnefoy, « Une journée dans la vie de Prospéro »).

Entrons dans la pièce.

Voici l’île de Caliban, avant qu’elle ne soit colonisée par Prospéro. Elle est encore tout imprégnée de la magie noire de la sorcière Sycorax, mère de Caliban, bannie d’Alger pour ses pratiques occultes. L’île évoque un cocon domestique où coexistent la mère-totem, une figure de mort paternelle et l’horrible fils hybride. Inquiétante étrangeté.

Jean-Marc Brugeilles. L’île de Caliban, 2009 (sanguine et crayon, 50 x 65 cm).

Mais voici que Caliban et Prospéro sont, bon gré mal gré, amenés à cohabiter sur l’île…

Jean-Marc Brugeilles, La Carriole sur l’île, 2009, (aquarelle, 68 x 57 cm).

Nous voici au coeur de la pièce: la mise en place d’une métathéâtralité. Qui sont Caliban et Prospéro sinon les membres d’une troupe ambulante? Prospéro, impitoyable metteur en scène, et son acteur rétif, Caliban. « This thing of darkness, I acknowledge mine », dit Prospéro lors du dénouement, au moment où il s’apprête à quitter l’île. Prospéro, futur montreur de foire?

Puis vient l’enchantement du Songe d’une nuit d’été.

Jean-Marc Brugeilles, Le Scooter de Puck, 2011 (pastel, 50 x 65 cm).

Puck se modernise – quoique, pour 2011, son scooter semble délicieusement démodé. Le voici désormais motorisé et immortalisé. Il semble préférer le bord de mer que les bois enchantés d’Obéron et de Titania.

L’envie qui nous prend? Perchons la mouette sur notre épaule et enfourchons ce scooter pour aller faire un tour dans l’univers du peintre.

A PROPOS DE JEAN-MARC BRUGEILLES

Né en 1959, Jean-Marc BRUGEILLES est peintre, graveur et illustrateur. Son ami Jacques Sordoillet décrit ainsi son travail:

«Voilà trente ans que Jean-Marc Brugeilles peint la toile, grave le bois, le lino, le cuivre. À cette rencontre de la matière, il invite l’oiseau, l’arbre, la pierre, la fleur et les étoiles pour une nouvelle Création où l’homme oublierait les raisons du pouvoir dans la félicité de la vie. Nu face au monde, l’homme et la femme croisent nos regards: ne sommes-nous pas tous criminels de ne pas vivre pleinement la vie? Ces personnages hors de l’histoire nous racontent des histoires riches en symboles et en mythes essentiels; dans leur éternité suspendue se jouent les scènes intérieures de l’énigme de l’âme humaine».

Jean-Marc Brugeilles a fait de nombreuses expositions dans toute la France, particulièrement dans la région lyonnaise et à Paris (Galerie Hérouet, Galerie de la Grande Masse des Beaux-Arts, Mairie de Paris, Palais de Justice, Orangerie du jardin du Luxembourg, Nuit des cent Peintres, place Saint Sulpice). Il vit actuellement en Californie où il poursuit son oeuvre. Du 10 février au 5 avril 2012, il expose à l’espace « Stanford Art Spaces » à Stanford University (EU).

POUR EN SAVOIR PLUS

http://brugeille.free.fr

http://24seagulls.blogspot.com

♥ Suzy Drouet, Flânerie poétique dans l’univers d’un peintre. Peintures, aquarelles et pastels de Jean-Marc Brugeilles. Textes de Suzy Drouet (http://fr.blurb.com/bookstore/detail/2263720)

♥ ___________, Echappée poétique en terre picturale. Peintures, aquarelles, gravures et pastels de Jean-Marc Brugeilles (http://fr.blurb.com/bookstore/detail/2997293)

Quand Toumaï réveille Yorick

Lorsque Michel Brunet a rendu un dernier hommage à Toumaï, plus vieil ancêtre humanoïde connu à ce jour dont le crâne a été rendu au Tchad, j’ai pensé qu’une allocution sur Hamlet et le crâne de Yorick serait la bienvenue. Le paléontologue n’a-t-il pas rêvé, comme le prince du Danemark, aux possibles identités du crâne ? Retour sur la célèbre scène de Shakespeare et le travail de chercheur de Michel Brunet.

Commentant l’apparition du fantôme dans Hamlet (ce fantôme, c’est le père de Hamlet assassiné par son frère Claudius maintenant au pouvoir), Michael Edwards écrit : « elle n’effraie pas seulement ; elle initie à la peur métaphysique, elle rend épouvantable une nuit qui révèle déjà l’étrange altérité de la lune et les immensités inconcevables de l’espace, elle ébranle notre cerveau […] en nous mettant en contact, bien malgré nous, avec des choses que nous ne pouvons comprendre. Au cœur de cet inatteignable inquiétant se trouve la mort, phénomène familier et même commun, comme le disent Claudius et Gertrude, et pourtant totalement étranger et insondable » . L’irruption de la mort dans le familier du quotidien, qui peut produire ce phénomène que Freud a nommé le unheimlich / « l’inquiétante étrangeté », se retrouve dans la scène des fossoyeurs : pour Hamlet, le familier va surgir dans un crâne, celui de Yorick.

Deux fossoyeurs creusent la tombe dans laquelle va être enterrée Ophélie. Ce faisant, ils déterrent d’anciens morts, sans ménagement, sans respect aucun pour ces restes d’ossements ; ils n’ont rien de « chercheurs d’os », selon l’expression de Michel Brunet. Survient Hamlet qui les observe et fait ses commentaires à son ami Horatio. Il est inspiré par un crâne anonyme dont il s’amuse à évoquer les possibles identités. Le paléoanthropologue ne se perd-t-il pas parfois dans de semblables conjectures, dans de semblables rêveries, avant de mener « une enquête policière destinée à révéler l’identité d’un individu mort il y a des millions d’année »  ?

HAMLET
Ce crâne avait une langue, et pouvait chanter jadis ! Et voici que ce coquin [le fossoyeur] le jette contre la terre, comme si c’était la mâchoire de Caïn, celui qui commit le premier meurtre. C’est peut-être la caboche d’un politicien qu’il envoie promener, cet âne. D’un qui se croyait plus fin que Dieu, ne se peut-il pas ?
HORATIO
Il se pourrait, monseigneur.
HAMLET
Ou encore d’un courtisan, un qui savait dire : « Ah, mon cher seigneur, bonjour, ah, mon bon seigneur, comment allez-vous ? » Qui sait si ce n’est pas monseigneur Untel, qui disait tant de bien du cheval de monseigneur Untel, avec l’idée qu’il se le ferait offrir ? Oui, pourquoi pas ?
HORATIO
Oui, pourquoi pas, monseigneur.
HAMLET
Eh bien, c’est donc lui, et ce crâne-là sans mâchoire, abîmé au couvercle par la bêche d’un fossoyeur, c’est Noble Dame du Ver. Un beau retour des choses, pour qui sait voir ! La croissance de ces os n’a-t-elle coûté si cher que pour qu’ils servent au jeu de quilles ? Les miens me font mal, rien que d’y penser.

S’ensuit une discussion entre Hamlet et un des fossoyeurs. Hamlet s’enquiert du temps qu’un homme peut rester en terre avant de pourrir. Le fossoyeur prend un crâne à témoin.

LE PREMIER FOSSOYEUR
[…] Tenez, voici un crâne. Ça fait vingt-trois ans qu’il était en terre.
HAMLET
Qui est-ce donc ?
LE PREMIER FOSSOYEUR
Un sacré bougre de farceur. Qui pensez-vous que ce fût ?
HAMLET
Ah, je ne sais pas.
LE PREMIER FOSSOYEUR
La peste soit de cet enragé plaisantin ! Un jour il m’a versé un flacon de vin du Rhin sur la tête ! Ce crâne que voici, monsieur, eh bien, monsieur, ce fut le crâne de Yorick, le bouffon du roi.
HAMLET
Ce crâne-ci ?
LE PREMIER FOSSOYEUR
Exactement celui-là.
HAMLET
Donne. (Il prend le crâne.) Hélas ! pauvre Yorick ! Je l’ai connu, Horatio, c’était un garçon d’une verve prodigieuse, d’une fantaisie infinie. Mille fois il m’a porté sur son dos ; et maintenant, quelle horrible chose que d’y songer ! J’en ai la nausée. Voici la place des lèvres que j’ai baisées tant de fois. Où sont tes railleries maintenant ? Tes gambades, tes chansons, tes explosions de drôlerie dont s’esclaffait toute la table ? Plus un sarcasme aujourd’hui pour te moquer de cette grimace ? Rien que ce lugubre bâillement ? Va donc trouver Madame dans sa chambre et lui dire qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra bien qu’elle en vienne à cette figure-là. Fais-la rire avec cette idée…

Yorick, le bouffon du roi, n’existe dans la pièce que par son crâne, mais c’est sans doute le plus célèbre des fous shakespeariens. De Toumaï, seul le crâne a été retrouvé, mais il est devenu, le temps que d’autres découvertes ne fassent avancer la recherche sur les origines de l’humanité, le plus ancien et le plus célèbre des hominidés.


Allocution précédent le retour de Toumaï au Tchad.

En hommage à Michel Brunet et à son équipe.

Poitiers, 18 novembre 2011.


D’ABEL À TOUMAÏ : CITATIONS CHOISIES

« Je suis un chahuteur de théories » (p. 9).
« La science a besoin d’audaces et de défis davantage que de consensus et de théorie dominante » (p. 11).
Abel et Toumaï sont des « inattendus de la science » (p. 11), « ces fulgurances scientifiques qui rebattent soudain les cartes de la connaissance » (p. 17).
« Dix ans après, je conserve toujours un souvenir extraordinaire de cette traversée [celle du désert du Djourab]de janvier 1995. Pour moi, elle a été comme une naissance » (p. 44).
« L’Afrique était au cœur de l’énigme humaine » (p. 44).
« Certains chercheurs de fossiles immergés dans un champ fossilifère d’une telle ampleur ont tendance à se comporter comme des gamins lâchés dans un grand jardin bourré d’œufs en chocolat un matin de Pâques » (p. 56).
« C’est toujours une équipe qui gagne, jamais un individu » (p. 61).
« Ici le tibio-tarse intact d’un marabout mort il y a des millions d’années, là une antilope dont les fines pattes arrière ont été figées dans un galop éternel » (p. 71).
« La vulgarisation de la science auprès d’un large public est aussi une part importante de la mission du scientifique » (p. 72).
« En matière de sciences, la quiétude et le confort ne sont jamais les catalyseurs qui aident à progresser » (p. 98).
« Le paléontologue va devoir avoir la patience chevillée à l’âme pour engager la prospection sur un terrain à la démesure de l’immensité » (p. 128).
« La paléontologie mène elle aussi une enquête policière destinée à révéler l’identité d’un individu mort il y a des millions d’années » (p. 129).
« Le désert oblige à s’adapter, à puiser en soi des qualités de débrouillardise et un sens pratique que la vie quiète et repue de nos cités a souvent mis en sommeil » (p. 153).
« Toumaï est le prénom donné aux enfants qui voient le jour juste avant la saison sèche, c’est-à-dire au moment où la vie est le plus difficile » (p. 185).
« En attendant d’être rendu à l’Etat tchadien, Toumaï est conservé dans une boîte ignifugée capable de résister aux flammes pendant 48 heures et entreposée dans un coffre-fort » (p. 190).
« Pour être tout à fait précis, Toumaï ne ressemble à personne » (p. 199).
« Avec ses 7 millions d’année, Toumaï marque donc un nouveau jalon, le plus ancien dans l’échelle de notre histoire. Il permet d’affiner dans l’espace-temps le moment de la divergence entre le rameau humain et celui des chimpanzés » (p. 214).
« J’adore le désert pour sa quiétude, son immensité, son ciel étoilé, mais surtout pour cet horizon qui, quoi que vous fassiez, fuit en permanence devant vous, restant hors de portée. Tout comme la vérité scientifique reste toujours un idéal asymptotique » (p. 235).

VOIR AUSSI
→ Michel Brunet, Origine et histoire des hominidés. Nouveaux paradigmes, Paris, Collège de France/Fayard, 2008 [Leçon inaugurale prononcée le jeudi 27 mars 2008, par Michel Brunet, professeur. Leçon inaugurale n° 199].

→ Pierre Stine, Toumaï. Le Nouvel ancêtre, Écrit par Alain Zenou, Pierre Stine et Michel Brunet, Sous la direction scientifique du Professeur Michel Brunet, Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne, Raconté par Richard Berry, 2006.

To be or not to be… deaf ?

Quand la médecine se penche sur la littérature: peut-on vraiment mettre Shakespeare à toutes les sauces? Ou, pour reprendre le jargon embryologique, Shakespeare était-il totipotent à son insu?

Où l’on découvre, non sans surprise, que le roi Lear et que le roi Richard II étaient atteints tous deux de « presbyacousie »… Est-ce à dire qu’ils étaient dur de la feuille, ou, plus respectueusement, malentendants ?

Ne se contentaient-ils pas simplement de faire la sourde oreille aux propos de ceux qui n’abondaient pas dans leur sens, qui se refusaient à les flatter, qui recouraient à la parrêsia, ce courage du dire vrai et du parler franc?

Imagine-t-on quelque metteur en scène goguenard affublant ces grandes figures tragiques du théâtre de Shakespeare du cornet acoustique cher à Tryphon Tournesol?

Tissons des liens entre médecine et littérature, oui! Mais quant à ce qui relève de la presbyacousie, ne vaudrait-il pas mieux se tourner vers David Lodge (Deaf Sentence / La Vie en sourdine) que vers Shakespeare?

Extrait de la revue Medical Humanities http://mh.bmj.com/