Rapport Fourgous : quatre prémisses fausses et un biais méthodologique !

Les rapports se succèdent et se ressemblent.  Après celui du Conseil National du Numérique le 6 mars dernier, c’est le deuxième volet du travail de la mission Fourgous qui vient d’être publié le 3 avril. Le titre est prometteur : « Apprendre autrement à l’ère du numérique ». S’il est inspiré de celui de l’excellent ouvrage d’Olivier Donnat sur « Les pratiques culturelles des français à l’ère du numérique », c’est une très bonne idée. Cela resitue  le numérique comme l’un des éléments de notre écosystème plutôt que de le cantonner à certains artefacts ou pratiques. Avec un tel titre, la question est moins de savoir comment faire entrer le numérique à l’Ecole que de chercher à acculturer le système éducatif aux évolutions sociétales. Restent les 236 pages suivantes où l’on attend avec impatience de découvrir la politique qui permettra une telle refondation de l’Ecole. Rien de tel ! Le rapport surfe sur quatre prémisses erronées et un biais méthodologique.

Mission Fourgous

Extrait du site de la Mission Fourgous (www.missionfourgous-tice.fr)

La première prémisse est classique. L’usage intensif des technologies numériques à l’Ecole améliore la réussite des élèves. Rien ne le démontre pourtant de façon évidente ! Voilà des années que les évaluations divergent sur ce point. Dès 1999, une méta-étude réalisée par Thomas L. Russel montrait, à partir de l’analyse d’un corpus de 355 articles différents portant tous sur la recherche d’une corrélation entre médiatisation des activités d’apprentissage et performances scolaires des élèves, une absence de différence significative. En fait, la question est probablement mal posée et il convient de souligner à la fois la complexité des processus d’apprentissage et leur sensibilité au contexte. Généralement, lorsque la médiatisation vient ajouter les difficultés spécifiques aux usages des technologies sans modifier les activités apprentissages elles-mêmes, le recours aux technologies est néfaste. L’explication est simple. Les difficultés propres à l’activité d’apprentissage sont inchangées et les élèves doivent en plus résoudre celles qui sont liées à la mis en œuvre des technologies. Le plus souvent, il reste difficile d’apprécier les apports des technologies. Certains usages, bien sûr sont très pertinents et c’est toujours parce que les technologies ont permis d’organiser des activités particulièrement propices aux apprentissages. Autrement dit, ce sont moins les technologies qui sont en cause que les activités qu’elles instrumentent et toute la question est donc de savoir le rôle que les technologies peuvent jouer dans l’évolution des pratiques pédagogiques.

Là réside justement le deuxième postulat. Non moins classique bien qu’il soit lui aussi contredit par des dizaines d’années d’évaluations institutionnelles et de travaux de recherche. On a longtemps cru que l’introduction des technologies induisait un processus d’innovation au service d’une amélioration des conditions d’apprentissage. C’est confondre le potentiel de ces technologies avec la réalité de leur actualisation. Certes les technologies fournissent une occasion de repenser l’enseignement mais leur disponibilité ne suffit pas. Les transformations sont systémiques et supposent bien des changements absents du rapport. Programmes d’enseignement, recrutement et formation des enseignants, temps et lieux scolaires sont, entre autres, les variables sur lesquelles il conviendrait de jouer.

La troisième prémisse s’oppose elle aussi à la réalité du terrain. Elle attribue aux adolescents des compétences pour l’usage des technologies qu’ils n’ont pas. Leur niveau de maîtrise des technologies est moins importante que ce que l’on dit généralement, surtout en ce qui concerne les compétences transversales (maîtrise des codes et langages). De plus, la distribution de ces compétences est très fortement corrélée aux déterminants sociaux. Impossible donc de miser sur les technologies numériques pour compenser les inégalités scolaires imputables aux origines sociales des élèves. C’est au contraire à l’Ecole qu’il revient de réduire l’effet des différences sociales sur les compétences numériques des jeunes. Pour différentes raisons, le B2i institué dès 2000 n’y parvient pas. La principale est sans doute qu’il ne prévoit pas d’activités spécifiques pour acquérir des compétences que l’expérience ne suffit pas à développer. La discrimination sociale joue alors à plein.

La dernière est cette fameuse hypothèse motivationnelle. Le simple usage des technologies aurait un rôle positif sur la motivation et l’attention des élèves. Et bien là encore, c’est faux. Du moins le plus souvent. Les adolescents ne découvrent pas les technologies à l’Ecole et il ne faut donc pas compter sur l’effet de nouveauté dont on sait par ailleurs qu’il est de courte durée. En fait, ils s’approprient les technologies au service de leurs propres activités au premier rang desquelles figurent leurs sociabilités amicales et amoureuses. C’est pourquoi les smartphones ont un tel succès dans cette tranche d’âge puisqu’ils sont à la fois personnels, mobiles, toujours connectés et jamais filtrés. Dans ces conditions, la scolarisation des technologies numériques n’est guère intéressante pour eux. Surtout s’il s’agit de réaliser des activités dont la nature ne doit rien aux potentialités des technologies. C’est là qu’il faut faire preuve d’imagination pédagogique et didactique.

Biais méthodologique pour finir. Un défaut bien classique en fait mais il est rédhibitoire. Le rapport est très documenté et l’équipe de Pascal Cotentin a fourni, comme pour le premier rapport Fourgous, un gros travail de recherche d’informations. En revanche, le choix des sources est toujours opéré au service du propos tenu par l’auteur du rapport. Le moins que l’on puisse dire est que la dimension critique est absente.

Pourquoi ce rapport, pourtant rédigé avec le concours d’experts, réitère-t-il ces erreurs d’analyse et de méthode avec un tel manque de discernement ? On peut formuler plusieurs hypothèses. La première qui me vient à l’esprit, c’est que cette idéologie qui associe les technologies numériques au progrès éducatif arrange aussi bien les experts que les politiques. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse…

12 commentaires sur “Rapport Fourgous : quatre prémisses fausses et un biais méthodologique !

  1. L’avantage avec les quatre postulats présents dans le deuxième rapport de la mission Fourgous, c’est qu’ils peuvent tout aussi bien être confirmés qu’infirmés 😉

    Depuis les méta-analyses de la fin des années 1990, les travaux de nombreux chercheurs et les enquêtes de l’OCDE tendent à prouver que les technologies numériques ont un impact sur les résultats scolaires des élèves : ce qui fait débat aujourd’hui c’est l’influence de facteurs socio-economiques qui qualifierait cet impact positivement ou négativement d’où la résurgence de la notion de fracture numérique… de second ordre.

    Pour ce qui est de l’impact systémique, les pratiques dites « innovantes » montrent que des accommodations et des négociations sont en cours entre la techno-structure et les acteurs qui l’animent : cependant, des seuils d’équipement et de formation minimaux, en termes d’ordinateur par élève et de compétences des enseignants, pourraient être déterminants dans la transformation durable du système. Je suis persuadé qu’on peut difficilement parler d’éducation numérique lorsque chaque éleve ne dispose pas d’un terminal en état de fonctionnement connecté à internet. Une grande frustration m’habitait lorsqu’au sortir d’une formation enthousiasmante, je m’apercevais en rentrant dans mon établissement que la salle informatique n’était pas disponible avant trois semaines.

    Pour le troisième prémisse, la réduction des inégalités scolaires passent souvent par une ouverture plus importante de l’école vis-à-vis de la culture populaire. Il s’agit donc d’un positionnement de l’école face à la culture numérique des adolescents et des jeunes adultes. On peut craindre, comme pour le cinéma, que l’école participe, malgré elle, à la création d’une culture numérique élitiste et exclusive. Cela commence par la remise en question des codes culturels et des processus de communication en usage chez les adolescents et les jeunes adultes. La lutte des classes numériques aujourd’hui c’est un peu les communautés d’usagers face aux experts. L’enseignant n’a pas vocation à devenir un expert du numérique motivé par la revendication d’une prébende en matière de culture numérique.

    Enfin, pour ce qui est de l’apport des technologies en matière de motivation, pour avoir travaillé sur les jeux sérieux, je suis tout à fait d’accord à propos de la difficulté qui existe à conjuguer l’intérêt des élèves pour les technologies numériques et l’intérêt des élèves pour les apprentissages : arriver à développer la motivation intrinsèque des élèves pour les apprentissages cela reste une compétence professionnelle malheureusement peu valorisée. Cependant les méthodes de conception des objets vidéoludiques ou le design d’application pourraient nourrir l’imagination et la créativité didactique et pédagogique. Dans le jeu sérieux pour l’éducation, des patrons de conception existent par exemple et l’héritage du ludo-éducatif ou du elearning est assumé : le but est d’avancer en innovant et non pas de réinventer ce qui existe déjà. Bon nombre de Prométhées s’aperçoivent à leur dépens qu’ils ne sont que des Sisyphes.

    Merci Jean-François de partager tes analyses de qualité propices à la réflexion et au débat.

    • Il y a autant d’âneries proférées en défense de ce supposé mythe des « digital natives » que pour le dénoncer. Le mieux est de s’abstenir d’en parler pour se contenter d’évoquer les faits.

      Maintenant, pour en revenir au fond de cet article, il a mon plein accord (à l’exception de l’orthographe curieuse indiquée pour Pascal Cotentin).

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  5. Bonjour à Vous,
    Je souhaite réagir sur la partie du rapport Fourgous qui évoque le C2i2e. Je la trouve assez caricaturale et même peu respectueuse des enseignants qui oeuvrent dans ce domaine avec leurs étudiants de Master 1 et 2.
    En effet, tout se met en place dans les Universités qui sont centre de certification depuis quelques mois. Beaucoup d’entre-elles ont mis en place très rapidement les formations utiles aux étudiants.
    Les contenus de formation que j’observe ici et là sont intéressants et variés. Les collègues ne voient pas d’un côté la technologie et de l’autre la pédagogie. Ils ont l’intellignence d’une fusion.
    Laissons le temps aux équipes de mener leur propre réflexion et d’adapter leur pratique à ce défi que représente le C2i2e.
    Bien à Vous,
    Jacques Cartier
    http://www.jacques-cartier.fr

  6. Bonjour et merci de ce commentaire que je partage pleinement. L’intérêt du niveau 2 des C2i est bien d’aborder les questions relatives aux technologies numériques en fonction d’un contexte d’utilisation. Les problématiques relatives aux intentions d’usage, aux usages eux-mêmes et aux technologies qui les instrumentent s’y articulent nécessairement. Pour cette raison, organiser des formations répondant au référentiel C2i2e n’est pas chose facile et le risque est bien sûr de réduire la formation à une formation technique, surtout lorsque le temps est compté. C’est effectivement un beau défi.

  7. Bonjour à tous,

    Si vous me le permettez, je reprends quelques points de ce papier qui montre une lecture superficielle et une interprétation plutôt négative… Dommage…
    L’essentiel de ce rapport n’apparaît pas :
    -Faire évoluer les pratiques pédagogiques vers un enseignement mixte, l’e-Learning pouvant se révéler une arme très efficace pour favoriser l’équité de tous les élèves.
    -Former réellement les élèves au numérique afin de diminuer l’impact des inégalités sociales et permettre aux jeunes de dépasser leurs usages trop superficiels…
    etc
    JF Cerisier : « La première prémisse est classique. L’usage intensif des technologies numériques à l’Ecole améliore la réussite des élèves. » « Autrement dit, ce sont moins les technologies qui sont en cause que les activités qu’elles instrumentent et toute la question est donc de savoir le rôle que les technologies peuvent jouer dans l’évolution des pratiques pédagogiques. »
    Le rapport insiste justement sur la nécessité de faire évoluer les pratiques pour voir les résultats scolaires s’améliorer…
    Chapitre I-3-2 :
    -« Les performances des élèves sont améliorées lorsque les enseignants les exploitent à des fins pédagogiques et non comme simple support pour moderniser leur enseignement. »
    -« Les TICE sont importantes dans le sens où elles représentent le déclencheur permettant d’initier un changement pédagogique. Ce sont les « catalyseurs du changement », un tremplin vers de nouvelles pratiques pédagogiques elles-mêmes solutions à de nombreux problèmes et de nouveaux défis. Mais sans l’évolution des pratiques, les outils numériques n’auront quasiment aucun impact sur la réussite scolaire des élèves. »

    Le chapitre VI-3 montre comment les TICE peuvent aider à faire évoluer les pratiques pédagogiques…
    JF Cerisier : « Certes les technologies fournissent une occasion de repenser l’enseignement mais leur disponibilité ne suffit pas. Les transformations sont systémiques et supposent bien des changements absents du rapport. Programmes d’enseignement, recrutement et formation des enseignants, temps et lieux scolaires sont, entre autres, les variables sur lesquelles il conviendrait de jouer. »
    Le chapitre VI-9 donnent tous les freins à lever…La formation des enseignants est largement traitée. Le rapport ne portait pas sur les programmes qui sont (on est d’accord !) bien trop lourds pour permettre la mise en place d’une pédagogie différenciée…

    JF Cerisier « La troisième prémisse s’oppose elle aussi à la réalité du terrain. Elle attribue aux adolescents des compétences pour l’usage des technologies qu’ils n’ont pas. Leur niveau de maîtrise des technologies est moins importante que ce que l’on dit généralement, surtout en ce qui concerne les compétences transversales (maîtrise des codes et langages). »

    Tout le chapitre II y est consacré !!!
    « Tous les experts posent le constat d’un réel manque de culture numérique chez les étudiants. »

    Voilà comme premières réponses à un papier qui me laisse dubitative…

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