L’Europe, dans sa formation actuellement la plus accomplie c’est-à-dire l’Union européenne, connaît une grande désaffectation, au point que dans l’esprit de beaucoup elle est le problème et non la solution. Pourtant elle avait été imaginée au sortir de la seconde guerre mondiale comme une promesse de paix, de progrès et de prospérité, voire de puissance dans le monde ; on mesure le chemin à rebours qui a été parcouru.
Les raisons en sont multiples. Peut-on en dégager le fil conducteur ?
Pour cela, il faut se rappeler que les Communautés européennes, ancêtres de l’Union européenne, avaient été construites en suivant la logique d’un ‘‘marché commun’’. Celui-ci a pu connaître des avatars et se transformer en ‘‘marché unique ou intérieur’’, il a globalement été réalisé dans la mesure où, comme cela était envisagé dès l’origine, une libre circulation des biens, des capitaux, des services, voire des personnes existe vaille que vaille. Faut-il en conclure que c’est un succès et que les citoyens européens sont décidemment de mauvais coucheurs pour ne pas se réjouir chaque jour des bienfaits qui leur ont été ainsi apportés ?
La réponse est non. En effet l’Union, quelles que soient ses avancées, a confondu le moyen et l’objectif et c’est en cela qu’elle s’est dévoyée. Le marché commun et les différentes libres circulations qui y sont attachées n’étaient que des moyens, ils sont devenus des buts. Dans l’esprit des pères fondateurs en effet, Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer ou Alcide de Gasperi notamment, l’objectif était de réaliser des ‘‘solidarités de fait’’ et une ‘‘union sans cesse plus étroite entre les peuples européens’’ ; cette dernière expression est d’ailleurs reprise sous cette forme ou sous une autre approchée dans le préambule de chaque traité fondateur des Communautés ou de l’Union européennes. Ils pensaient, à tort ou à raison, que le marché constituait le meilleur moyen de parvenir à ce but. Par la suite, cela avait été précisément inscrit dans le texte du traité établissant la CEE ; l’article 2 d’origine, qui fixe les objectifs et détermine certains moyens, est en effet ainsi rédigé :
‘‘La Communauté a pour mission, par l’établissement d’un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les Etats qu’elle réunit’’.
En tout état de cause, le marché était donc subordonné à l’union des peuples et des Etats et n’avait de sens qu’autant qu’il permettait d’y parvenir.
Or à quoi assiste-t-on depuis une vingtaine d’années, si ce n’est à une inversion de l’objectif et des moyens ? L’opinion dominante est désormais que l’union entre les peuples européens doit permettre de réaliser un marché parfait s’appuyant sur les principes du libéralisme économique. Le marché devient ainsi le but et l’Europe est dévoyée. On dira que la concurrence mondiale exige cette soumission aux lois du marché. Peut-être est-ce vrai, encore que l’histoire est riche d’exemples où la volonté des hommes a détourné ce qui semblait inéluctable ; la réalité du dévoiement n’en est pas moins réelle. Dès lors, le contraste entre objectif affirmé et objectifs poursuivis entraîne une interrogation sur la légitimité de l’Union européenne.
Si l’on veut remettre l’Europe sur les bons rails, faut-il remettre en cause ses fondements, c’est-à-dire les traités constitutifs et 60 ans d’histoire européenne ? Avant d’aboutir à une telle extrémité, il faut observer que si ces textes ont connu de nombreuses transformations depuis l’origine, l’articulation marché – moyen et union – objectif n’y a jamais été remise formellement en cause. Plus qu’une question de texte, comme on l’entend parfois, c’est une affaire de pratique qui est en cause. Les textes actuels sont utilisés, contrairement à leur esprit, en faveur du marché – objectif. Aux citoyens de se prendre en charge et, par une affirmation de leur volonté de voir l’objectif repris, d’obliger à remettre les traités à l’endroit malgré les forces puissantes qui s’y opposent. Paradoxalement ces mêmes textes leur donnent des moyens dont ils ne disposaient pas à l’origine, lorsque la pression des marchés était moins forte.
Pour en savoir plus, voir mon article : La dérive de l’Union européenne : de l’objectif de l’union entre les peuples à celui de la concurrence ; Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n° 514, janvier 2008, p.9 ;
Alain Euzeby : Constitution de l’Union européenne : des valeurs à défendre ; Revue du Marché commun et de l’Union européenne, n° 482, octobre novembre 2004, p.568.
François Hervouët
Whoever edits and puheisbls these articles really knows what they’re doing.