La « Belle Époque » est l’expression qui désigne traditionnellement la période d’avant 1914, sans que sa date de début ne soit très claire. Elle renvoie en France à une image d’âge d’or perdu, avant que le cataclysme de la Première Guerre mondiale ne traumatise le pays. Mais d’où vient cette expression ?
« Belle Époque » se retrouve dans les titres de nombreux manuels d’histoire : La Belle époque: citoyenneté, république, démocratie : France 1900-1914 de Julien Bouchet, La France de la Belle époque: 1896-1914 de Dominique Lejeune, Petite histoire de la France: de la Belle Époque à nos jours d’Antoine Prost ou encore La Belle époque: la France de 1900 à 1914 de Michel Winock.
Depuis au moins cinquante ans, les historiens ont bien montré que derrière cette expression nostalgique, se cachait un tableau social beaucoup plus nuancé. Il était même devenu presque un cliché que tous les ouvrages se référant à la période commencent par « La Belle Époque, qui ne l’a pas été pour tout le monde… ».
L’originalité de l’ouvrage récent de Dominique Kalifa, paru en 2017, est de s’intéresser moins à la réalité de la période qu’à l’histoire de l’expression elle-même, ce qu’en terme fort savant on appelle un « chrononyme ». Ce brillant essai montre en effet que « Belle Époque » a une histoire singulière.
Première révélation : contrairement à ce qui communément admis, l’expression ne date pas de la sortie de la Première Guerre mondiale. Les contemporains des années 1918-1920 devaient sans doute éprouver de la nostalgie pour l’avant-guerre, mais ils étaient davantage préoccupés par la reconstruction de leur vie, voire de leur pays. Il ne s’agit pas non plus d’une expression forgée par les contemporains du début du siècle : hormis une prise de conscience fugace que l’année 1900 les faisait entrer dans une nouvelle ère où le progrès technique pouvait améliorer leur vie, ils ne sont pas les auteurs collectifs de la notion de « Belle Époque ».
L’expression commence à apparaître timidement dans les années 1930 mais ne se voit consacrée que dans les années 1940. Deuxième révélation : c’est une émission de Radio Paris, antenne de propagande (en français) de l’occupant allemand, qui prend le titre de « Belle Époque ». Jouant sur la nostalgie des « frous-frous et flonflons », l’émission offrait aux Français un moment d’évasion nostalgique, en se conformant à l’image de ce que devait être la France dans l’imaginaire nazi, un pays de la douceur de vivre pour le repos des guerriers.
Troisième révélation : malgré cette connotation collaborationniste, l’expression ne disparaît pas après 1945. Au contraire, elle est d’abord reprise par une vogue assez inexplicable de films pour cette période, dont Casque d’Or de Jean Becker est un des exemples les plus connus.
Puis, chaque période dans l’après-guerre va chercher dans l’avant 1914 ce qui l’intéresse : la dureté sociale de l’époque pour les historiens des années 1960, les mouvements anarchistes et révolutionnaires (la « Bande à Bonnot »), voire criminels (les « Apaches » de Paris) dans les années 1970 puis les avant-gardes artistiques dans les années 1980 et récemment le goût festif et touristique pour les reconstitutions début de siècle. Chaque décennie semble ainsi ré-inventer sans fin sa propre « Belle Époque ».
Le grand intérêt du livre de Dominique Kalifa est de diversifier considérablement des sources historiques jusque-là négligées, en montrant que l’expression « Belle Époque » a été véhiculée par des canaux majeurs de la culture populaire : les chansons, la radio, le cinéma, la littérature populaire et même les cartes postales, medias de masse au début du siècle et reprises dans des ouvrages publiés en quantité industrielle pour décrire presque toutes les villes de France et de Navarre « … à la Belle Époque ». Le SCD en a d’ailleurs un exemplaire sur Poitiers et un sur Angoulême.
Aujourd’hui, l’expression « Belle Époque » a un succès international, désignant à la fois une période particulière des arts visuels, surtout la peinture au tournant du 20e siècle (comme en témoigne le livre Les années de la Belle époque: 1890-1914) et même l’ensemble de cette quasi-décennie dans de nombreux pays.
Il reste désormais, de l’aveu même de l’auteur, à se pencher sur les autres chrononymes en faisant un sort aux « Années Folles », à « L’Entre Deux Guerres » ou autres « Trente Glorieuses ». Saviez-vous par exemple que jamais entre 1852 et 1870 l’expression « Second Empire » n’avait été employée ?
Si vous êtes pressés, vous pouvez lire l’article de Dominique Kalifa, en ligne sur Cairn (Kalifa, Dominique. « « Belle Époque » : invention et usages d’un chrononyme », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 52, no. 1, 2016, pp. 119-132.). Et si vous êtes en voiture ou si vous faites votre jogging, ne manquez pas l’émission podcastable Concordance des temps sur France Culture, où Jean-Noël Jeanneney s’entretient avec Dominique Kalifa.
Une émission passionnante, à la hauteur de la qualité du livre, empruntable à la BU Michel Foucault.