Traductions

Pavel Drábek et Josh Overton, La Pícara: The Incredible History of the Lieutenant Nun / La Pícara ou l’incroyable histoire de la nonne-lieutenant, édition bilingue, préface Steve Mentz, traduction Pascale Drouet, Toulouse, PUM, 2022, 157 p.

« On pourrait passer des années entières à demander aux gens tout ce qu’ils ont fait dans leur vie et à peine effleurer l’épiderme de leur identité. À moins qu’ils ne soient l’ennui même. Et nous n’avons qu’une heure. Quel dommage que je sois si intéressante ! »

Inspirée des événements véridiques de la vie de Catalina de Erauso – une nonne basque qui, au XVIIe siècle, s’échappa de son couvent et, se faisant passer pour un homme, combattit dans des batailles, joua à des jeux d’argent et conquit des cœurs sur deux continents – cette pièce de théâtre pour une seule actrice conjugue talents de poète, de musicien, de marionnettiste et de duelliste afin de faire revivre cette légende de l’art de la filouterie. Une guerre, deux mariages, trois meurtres, un grand nombre de navires coulés, des pesos par milliers, et un âne unique doté d’un drôle de nom. Les aventures truculentes de Catalina demeurent aussi passionnantes aujourd’hui qu’elles l’étaient il y quatre cents ans.

https://pum.univ-tlse2.fr/~La-Picara-the-Incredible-History~.html

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Howard Barker, Elle à 80 ans toujours si tellement, édition bilingue, traduit de l’anglais par P. Drouet, Montreuil, Éditions théâtrales, coll. « Lisières », 2022. ISBN: 978-2-84260-867-5.

Un vieil homme passionnément amoureux d’une femme encore plus âgée que lui. Elle est mariée. Lui met tout en œuvre pour la convaincre de le suivre.
C’est un hymne au désir à un âge avancé qui s’écrit, en contrepoint de la vision qu’a Dante de son amour éternel Béatrice, toute de grâce et de pureté. L’héroïne de Howard Barker, elle, se caractérise par sa sexualité, la conscience aiguë qu’elle a de son apparence, et les calculs qu’elle fait pour parvenir à ses fins.
Ce poème narratif du grand écrivain britannique Howard Barker explore les relations entre amour, désir et douleur dans une langue ciselée et déroutante. Intensément troublant.

https://www.editionstheatrales.fr/livres/elle-a-80-ans-toujours-si-tellement-she-at-80-still-so-very-1629.html

Extraits

1

Imagine ma petite enfance

si je suis né avec tout ce que l’homme

peut receler à la fois de déloyauté et de

désir toujours est-il que j’ai mastiqué la terre

toujours est-il qu’on m’a soulevé tout gigotant à

hauteur des tableaux de consignes

entre des mains chaudes entre des mains sèches tout gigotant

ma tribu éteinte ma tribu de cendres parcourait

les champs de brique de la ville et ses

collines de brique

femmes aux jupes retaillées à trois reprises

hommes aux chemises effilochées

mains sur les hanches ils auraient pu être

de grands princes prenant la pose

et certains jours un rire s’élevait

si je pouvais faire retentir ce rire je le ferais

mais il venait des briques

et fut brisé avec les briques

imagine aussi le rire

. . .

16

« La trajectoire s’est imposée à moi sans que je la

sollicite »

ainsi écrivait l’hérétique dans un livre

qui fut brûlé

ses cendres dérivèrent portées par des vents complices

un jeune homme pâle les recueillit

les mit dans une boîte en fer-blanc qu’il scella puis

enterra

la boîte ne fut jamais découverte

malgré les guerres qui la frôlèrent en labourant

à neuf reprises la terre

le silence est signifiance

émouvoir l’âme d’un garçon paisible sans que lui

ne sache ce qui l’a ému

je trouve cela de toute beauté

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Alberto Manguel, La Perle d’Estrémadure: une histoire de l’île de Ré, traduit de l’espagnol (Argentine) par P. Drouet, avec les photographies de Thierry Girard, Atlantique & L’Escampette, coll. « Dépaysement », 2021, 128 p. ISBN 978-2-35608-113-1.

Les images de Thierry Girard en attestent : l’océan est là. Il nous regarde, il nous fait face. Il nous laisse penser que l’île est un refuge, un havre pour le repos et l’oubli. Mais c’est un refuge incertain, éphémère, d’où sans doute il faudra repartir, pour un voyage dans le temps comme dans l’espace. Quel est donc cet animal sur la grève ? Qui suppose-t-il et qu’on ne voit pas ? Et quelle est donc cette perle, apparemment égarée sur un tel rivage, loin de ses origines ? Pour le savoir, pour dénouer l’énigme à plusieurs tiroirs, il faut suivre Alberto Manguel dans cet étrange itinéraire qui mène, croit-on, de l’île de Ré à l’Estrémadure, du nouvel an 2020 à la guerre d’Espagne… Un conte, en somme, avec ses sortilèges – et ses violences.

Et Antioche, dans tout cela ? Disparition, réapparition, expiation… Oui, Antioche pourrait bien être la clef de ce jeu de piste, d’une arène à l’autre, un jeu de piste en quête de soi-même, pour se retrouver après s’être perdu. Quand Antioche réapparaîtra, alors sous l’eau Ré s’enfoncera, dit un proverbe local.

« L’histoire de La Perle d’Estrémadure est un exemple limpide de ce paradoxe. Nous savons qu’il y eut un passé – la guerre d’Espagne avec ses centaines de milliers de morts, la jeunesse du grand-père Palmiro avec ses matinées et ses après-midi semblables, la somnolente île de Ré (en poitevin, île de Rét) des années trente et ses mythologies en noir et blanc – et qu’il y eut (appelons-la ainsi) une représentation de ce passé. Pour la mener à bien, le décor a été planté dans le tout petit village d’Antioche et dans la ville peuplée de Badajoz, ainsi que dans cette zone insulaire de la côte du sud-ouest de la France que les géographes appellent l’archipel charentais.

Il y eut sans doute d’autres décors et d’autres personnages, mais ce qu’ils disent est sans importance. Ce qui importe, c’est l’histoire elle-même, non ses gloses, l’histoire comme une sorte d’emblème de ce qui arrive quand un homme ment et qu’un pays accepte ce mensonge, qu’il s’agisse d’un homme quasiment anonyme ou d’une figure politique starifiée. Il arrive alors que la mémoire devienne mémoire de quelque chose de vrai incarné dans quelque chose de faux, d’une fable imposée comme réalité quotidienne et valable. Dans ce cas, la seule certitude, c’est le mensonge. C’est lui qui impose ses règles. »

 

Pour commander: https://www.escampette-editions.fr/book/la-perle-destremadure/

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Francis Beaumont et John Fletcher, Philatre, ou l’amour ensanglanté (1610), introduction, traduction et notes de P. Drouet, Tours, Publications CESR, « Traductions introuvables » (Scène européenne), 2020, 151 p.

Lorsque Francis Beaumont et John Fletcher portent Philastre, ou l’amour ensanglanté (Philaster, or, Love Lies a-Bleeding) à la scène en 1610, leur pièce collaborative rencontre un succès immédiat. Il y a plusieurs raisons à cela. Les deux dramaturges reprennent les genres anciens de la pastorale et de la romance pour créer un genre théâtral hybride, celui de la tragicomédie à la fois romantique et satirique. Ils font dialoguer leur tragicomédie avec un corpus théâtral que le public connaît bien, celui de leur contemporain William Shakespeare. Riche d’intertextualité littéraire, Philastre fait aussi écho aux questions sociopolitiques et éthiques de son temps (mœurs de la Cour, sentiment anticatholique, doctrine du droit divin).

Ce succès ne serait sans doute pas démenti de nos jours, car certains sujets abordés par cette tragicomédie jacobéenne sont toujours d’actualité : la question de l’usurpation politique, les problèmes de succession, la peur d’une mainmise étrangère, la frontière ténue qui sépare l’autoritarisme de la tyrannie, les débordements populaires qui s’ensuivent. Francis Beaumont et John Fletcher nous invitent également à nous interroger sur des problématiques atemporelles : équilibre entre sphère publique et sphère privée, oscillation entre tentation de vengeance et appel du lâcher-prise, recherche du contrôle des passions et de la maîtrise de soi. Et c’est ce qui confère à leur pièce une qualité universelle.

Pour commander: https://pufr-editions.fr/auteur/pascale-drouet/

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Howard Barker, Marcella de Ulloa, ou la Dernière Toile de Vélasquez, traduit de l’anglais par P. Drouet, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2020.

Marcella de Ulloa a été palmarès 2017 des aides à la traduction de la Maison Antoine-Vitez.

L’Espagne du Siècle d’Or, château de l’Alcazar. Évoluent à la cour de Philippe IV les personnages des Méninesde Vélasquez. Mais tout ne tourne plus autour de la ravissante Infante. Barker crée un personnage central qui est le sien, celui que le tableau dans le tableau n’a jamais révélé : Marcella de Ulloa, une femme de lettres, admirable érudite, à l’orée de sa soixante-dixième année, qui exerce à la cour une fascination certaine par son intelligence et sa beauté, toutes deux remarquables. Ne cessent de converger tour à tour vers elle, et de se confier à elle, chacun des membres de la famille royale – l’Infante, la jeune reine Mariana, le roi d’Espagne – mais aussi la naine Tandy et Joe, le libertin avec qui elle a une étrange liaison. Seul Vélasquez fait exception : il n’apprécie pas Marcella et garde ses distances… jusqu’au jour où Philippe IV le met au défi de faire le portrait de l’érudite, un portrait qui n’est autre qu’un nu. « Au terme de sa vie », comme il se plait à le répéter, le peintre se trouve contraint d’explorer un paysage inconnu, celui du corps d’une femme mûre. Or ce corps l’inspire, et son talent de peintre est tel qu’il pourrait bien modifier radicalement le canon de la beauté. Mais qui sera véritablement en mesure d’en supporter l’intimité ?

La pièce de Barker nous confronte au mystère et à la violence du désir – qu’un homme jeune peut avoir pour une femme plus âgée dont le corps magnifique porte néanmoins la marque du temps –, aux enjeux de représentation, aux jeux de domination, aux débordements douloureux, aux efforts de sublimation qu’il entraîne, questionnant notre rapport aux conventions sociales, à notre propre vérité et à notre finitude.

https://www.editionstheatrales.fr/livres/loth-et-son-dieu-marcella-de-ulloa-ou-la-derniere-toile-de-velasquez-1559.html

Extrait de la Scène 10

Tandy.– Nous avons trouvé une pièce pour vous /

Marcella.– Une pièce ? /

Tandy.– Avec une fenêtre /

Marcella.– (sarcastique) Une fenêtre ? /

Tandy.– Une fenêtre / mais sans vue / (elles sont de nouveau ennemies) les intellectuels / pour sûr / n’ont pas besoin de vue / les arbres / les collines / etc. / même si votre esprit est très discipliné / pourraient vous distraire / (elle sourit) et à soixante-dix ans / les idées sont rares / vous l’avez dit vous-même /

Marcella.– Vraiment ? / ai-je dit cela ? / (les servantes entrent et, sentant l’atmosphère tendue, gardent le silence. Elles passent leur chemin. On entend leurs éclats de rire non loin) comme c’est aimable à vous de / (elle ferme les yeux) quand ai-je dit cela ? /

Tandy.– Après une conférence /

Marcella.– Je ne m’en souviens pas / une conférence sur quoi ? /

Tandy.– (citant l’intitulé) « Les manuscrits profanes de la fin du xve siècle » / (Marcella est mise en défaut. Elle se mord la lèvre) avec une référence particulière à Colmar / Augsbourg / et /

Marcella.– Ah / oui /

Tandy.– Cologne / (elles se regardent) ces questions / toujours les mêmes / « comment faites-vous ceci » / « comment faites-vous cela » / « pourriez-vous développer ceci » / « pourriez-vous expliquer » / (Marcella est émue par Tandy) ils n’écoutent pas les réponses / vous pourriez énumérer une liste de blanchissage / un menu /

Marcella.– Je sais /

Tandy.– Bien sûr que vous le savez /

Marcella.– C’est ma voix /

Tandy.– Ils veulent votre voix / (Tandy donne l’impression d’être frêle, de vaciller) et vous la leur donnez / vous leur donnez votre voix / (sa passion la fait trembler) et c’est comme si vous vous déshabilliez / (Tandy veut prendre la fuite mais est incapable de bouger. Marcella s’en rend compte)

Marcella.– Vous m’aimez /

(Tandy est incapable de parler. Le chien de meute aboie au loin. Marcella est envahie par le sentiment de sa propre fragilité et trouve avec peine son chemin jusqu’à la chaise. Elle s’assied, les yeux toujours posés sur la naine qui oscille sur ses jambes, puis se reprend, s’éloigne en titubant, s’interrompant uniquement pour proférer une menace)

Tandy.– Une pièce si petite / (elle bout intérieurement) davantage une prison qu’une pièce / (Tandy sort. Marcella se lève, comme pour répliquer quelque chose à Tandy, mais la tête lui tourne et elle se rassied. Les volets claquent au loin. Marcella est prise d’effroi. Elle prend appui sur la chaise pour se lever)

Marcella.– Très bien / je vais aller voir cette pièce /

(elle est pleine d’appréhension et regarde autour d’elle. Un bruit attire son attention. Il est causé par le mouvement d’une structure en bois. Elle aperçoit Vélasquez qui fait péniblement entrer dans la pièce une grande toile tendue sur un châssis, la portant et la tirant tout à la fois. Il la place, dos au public, comme dans son tableau Les Ménines)

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David Greig, Îles lointaines / Outlying Islands, traduction et introduction de P. Drouet, préface de Christophe Barbraud et Fabrice Genevois, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, coll. « Nouvelles Scènes / anglais » (dir. N. Rivère de Carles), 2019, 221p. ISBN: 978-2-8107-0644-0.

Les mois d’été qui précèdent la seconde guerre mondiale. Deux jeunes naturalistes sont envoyés sur une île lointaine de l’océan Atlantique Nord pour y faire une recension minutieuse de la faune. Ils seront ainsi les premiers à répertorier les nombreux oiseaux migrateurs qui y nidifient – mouettes tridactyles, cormorans huppés, océanites à queue fourchue, fous de Bassan. Ils sont donc tout à leur joie d’ornithologue. Or, c’est avec rudesse qu’ils sont « accueillis » par le bailleur de l’île (et sa nièce) qui, après quelques verres, laisse échapper une information qui va changer la donne : le ministère n’a aucun intérêt pour la faune ni pour la flore, il veut faire de l’île un laboratoire pour tester une arme bactériologique.

Avec ce huis-clos haletant à quatre personnages (trois hommes, une femme), David Greig nous offre une nouvelle fois la preuve de son talent à créer des atmosphères (ici, insulaire) et à maintenir une tension dramatique dont les retournements sont inattendus. Il nous emporte avec lui sur cette île lointaine pour nous dépayser certes, mais aussi pour nous faire part de sa réflexion sur l’homme soustrait à la société, ramené à une forme de vie primitive, et pour nous sensibiliser à l’éthique environnementale.

Pour commander: http://pum.univ-tlse2.fr/~Outlying-Islands-Iles-lointaines~.html

Extraits d’Îles lointaines

1.

Le clapotis de l’eau sur une rive.

Robert. J’ai remarqué que quelque chose nous attirait vers les îles lointaines. Comme une force d’attraction. Une baie tranquille, une île en son sein – nous prenons un petit bateau et nous nous éloignons de la terre à la rame. Nous faisons le tour de l’île, à la recherche d’une plage. Nous accostons et allumons une cigarette. Nous parcourons l’île pour en saisir les contours. Nous allumons un feu.

Nous nous asseyons sur la plage et buvons une bière.

Nous tournons nos regards vers la rive éloignée dont nous sommes venus.

La nuit tombe et le continent s’estompe dans l’obscurité.

Nous écoutons les vagues.

L’île nous requiert.

Le fracas de la mer sur les rochers.

Une falaise.

Un millier d’oiseaux marins.

J’ai remarqué à force d’étudier les cartes que

Plus l’île est lointaine –

Plus elle est éloignée dans une partie reculée de l’océan –

Plus puissante est la force d’attraction qui s’empare de nous.

2.

. . .

Robert. Attendez !

Chut !

Ellen. Quoi ?

Robert. Écoutez !

Le silence.

Un temps.

L’appel d’un pétrel provenant de quelque part dans la pièce.

Un son sinistre, presque électronique.

Robert écoute très attentivement.

Robert se met à sa recherche.

Dans un angle de la chapelle, parmi des débris, se trouve une boîte.

Le bruit provient de la boîte.

Robert regarde dans la boîte.

Une vieille boîte à bougies.

Elle a fait son nid dedans.

Il la montre à Ellen.

Des océanites à queue fourchue.

Une femelle et un oisillon.

Regardez comme elle essaie de me mordre.

L’océanite à queue fourchue de Leach. Oceanodroma Leucorhoa.

Quelque part entre la taille d’un moineau et d’une grive, mince et légère, plumage noir, croupion blanc et la queue fourchue qui lui donne son nom. Ses pieds palmés sont froids au toucher. Le bec crochu de la famille des pétrels, noir avec des narines tubulaires délicates. Des yeux passifs, sombres. Elle est belle – ne trouvez-vous pas ?

Ellen. C’est un oiseau, monsieur.

Robert. C’est la première fois que j’en vois une.

Et elle est là, dans mon propre cantonnement.

Il doit y en avoir partout sur l’île.

Ellen. Est-ce pour ça que vous avez fait tout ce chemin depuis Londres, monsieur – pour cet oiseau ?

Robert. Pas seulement celui-ci. Nous allons faire un recensement de tous les oiseaux et tous les photographier. Mais celui-ci, c’est la perle rare – l’océanite de Leach – à peine connu, jamais étudié.

Ellen. Ce doit être un oiseau très spécial pour que vous ayez fait tout ce chemin.

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Galway Kinnell, Quand on a longtemps vécu seul, traduit de l’américain par Pascale Drouet, Chauvigny, La Nouvelle Escampette, 2017, 82 p. ISBN 978-2-35608-093-6

Galway Kinnell (1927-2014) est une grande voix de la poésie américaine. Dans la lignée de Walt Whitman, sa poésie s’accomplit non dans l’imaginaire mais dans une relation passionnée à la vie des gens, à leurs douleurs, à leurs plaisirs. Elle est traversée d’un sentiment puissant de la beauté ordinaire et de la solitude. Personne n’écrirait de poésie si le monde semblait parfait, disait-il. Ses textes ont l’étrange propriété, au-delà de la forte émotion qu’ils suscitent, d’inquiéter et rassurer à la fois, comme la voix d’un mineur fraternel au fond d’un boyau sombre. Prix Pulitzer de poésie, entre autres distinctions aux Etats-Unis, ce grand voyageur né en Providence (Rhode Island) s’est beaucoup engagé dans le mouvement des droits civiques et contre la guerre au Vietnam. Il était l’ami et le traducteur d’Yves Bonnefoy et a traduit en anglais de grands poètes aussi différents que François Villon et Rainer Maria Rilke. Son œuvre est peu traduite en français (des Poèmes choisis chez Aubier en 1988 et un roman, Lumière noire, au Mercure de France en 1994). Ce recueil inédit en français, dans une traduction à la fois élégante et fidèle, fait surgir, des vivants douloureux que nous sommes, une beauté poignante, que révèle peu à peu, en les faisant venir à la lumière, le bain des mots.

On en parle dans L’Actualité Nouvelle Aquitaine (n°119, janvier-mars 2018): https://actualite.nouvelle-aquitaine.science/publication/n119-janvier-fevrier-mars-2018/

et une brève vidéo est disponible sur leur site: https://actualite.nouvelle-aquitaine.science/lecture-de-galway-kinnell-par-pascale-drouet/

Extraits de Quant on a longtemps vécu seul

« La tragédie des briques »

1.

La sirène de midi gémit, crache

son jet de vapeur vertical hors de la cheminée.

Les dentellières sortent du bâtiment de brique,

le ventre du déjeuner criant noire famine.

Figure dans la composition de midi

cette note basse aux contours incertains

de concert avec la voix de ténor des ventres.

La dentellière épuisée, presque centenaire,

passe à bicyclette, rassemble tout ce qu’elle a dans la bouche,

d’un coup de langue le catapulte contre le portail de l’usine,

s’éloigne dans un bruit de ferraille. La trajectoire d’or éperonne

son arc de mépris, traverse la mémoire d’un enfant.

2.

Au-dessus de leur tête, la mer tempête en tous sens, malmène Rhode Island.

enduit soulève lâche enduit soulève lâche

Charlie tombe. Carl prend sa place.

enduit soulève lâche

Aucun temps mort dans l’enchaînement.

Paddy démissionne. Otto se précipite.

Otto, de son vivant, a mis en place sept millions de briques

avant de tomber de l’échafaudage,

lâche.

enduit soulève lâche enduit soulève lâche

Jake succède à Otto, enduit une brique de mortier, soulève et lâche une autre brique sur le mortier.

Le fait. Le refait.

Perd l’équilibre. Aucun répit.

René arrive. Homer s’effondre. Angelo s’empresse. Aucune rupture dans le rythme.

enduit soulève lâche enduit soulève lâche

Ils s’adaptent, ils s’épuisent.

Ils posent les briques qui construisent les usines

qui écœurent et font écumer jaune le fleuve Blackstone.

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« Quant on a longtemps vécu seul »

9.

Quand on a longtemps vécu seul,

que la grive solitaire lance son appel et reçoit une réponse,

que la grenouille-taureau, tête à demi hors de l’eau, fait entendre

les cantillations qu’elle chantait à son premier printemps,

que le serpent s’aplatit sous le seuil de la porte

et s’éloigne en rampant parmi les pierres, on voit

que tous vivent pour s’accoupler avec les leurs, et on sait,

après une longue période de solitude, après ces nombreux pas

qui éloignent de son espèce et conduisent vers d’autres règnes,

que la fervente prière que recèle son propre chant

demande à revenir, si on le peut, vers les siens,

monde presque disparu, dans l’exil qui se densifie,

quand on a longtemps vécu seul.

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Emily Grosholz, Enfance / Childhood, édition bilingue, traduit de l’américain par Pascale Drouet, avec les oeuvres graphiques de Lucy Vines, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2017, 100 p. ISBN 978-2-35935-214-6

Introduction de P. Drouet: « Une rencontre graphique et poétique », p. 7-11.

Onze oeuvres graphiques (couleur) de Lucy Vines Bonnefoy.

En regard d’œuvres graphiques singulières, ces poèmes traduits de l’américain nous offrent un regard intime et tendre sur l’enfant qui naît et s’éveille au monde, et sur l’écoute attentive, tout en délicatesse, de la mère.

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Deux extraits d’Enfance

« Découverte de la peinture » (The Discovery of Painting)

Notre atelier est une grotte qu’ouvre une porte verte

Construite à flanc de coteau, consolidée de marches,

Semblable à l’improbable porte que jadis je franchis

Pour voir les créatures ocre d’Altamira

Toujours hors d’haleine passé trente mille ans,

Flancs palpitant après la chasse, sobres, insaisissables.

Comme ce plafond bas, tout en relief, les rendait palpables

À chaque visiteur sans voix, chaque courbure

Formée au hasard de la roche prenant vie par la grâce

De quelque archaïque pinceau, de quelque main évanouie.

Mon fils est maintenant face à son chevalet, sans voix

Devant les profondeurs du rouge, l’absolu minuit du noir.

Il trempe et presque perfore : la blancheur du papier pétille.

Sa marque est la naissance d’une nouvelle étoile, une nova

Éblouissante, là sur l’anonyme néant

Qui aussi éblouit. Sa marque n’est pas un visage,

Une ébauche plutôt de sa soif de pigments.

Il veut manger, je crois, ces couleurs anciennes

Qui gauchissent le papier, gorgent cette brosse grossière

Suspendue à sa main visible, éclatante.

 

« Perce-neige » (Snowdrop)

La neige est tombée si tôt cette année, juste après la Toussaint,

Que nous n’avons pu achever notre rituel : ratisser

L’herbe blême et les tapis de mousse malade.

Le sol est toujours jonché de feuilles – chêne, érable, noyer –

À nouveau visibles quand la neige s’amenuise,

Dentelle échevelée qui s’effiloche au gré des neiges

D’antan en partance, vers le ciel ou l’enfer.

Sous le tapis où s’enchevêtrent acajou

Et or noir en leur écorce de glace, dégèle une perce-neige.

Elle se dresse déjà sur ce lit lointain, à l’orée

Des bois, or à peine février s’est-il annoncé,

Ma dernière fille chérie – pas même une semaine.

J’ai repoussé la courtepointe de feuilles et elle était là

Repliée sur elle-même, inclinée mais en train d’éclore,

Discrète, exquise enfant d’une incertaine saison.

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David Greig, Dunsinane, Introduction de William C. Carroll, Traduction de Pascale Drouet, Toulouse, PUM, coll. « Nouvelles Scènes (anglais) » (dir. Nathalie Rivère de Carles), 2016. ISBN: 978-2-8107-0429-3

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Une impression de déjà-vu? La forteresse de Dunsinane, c’est le château où s’était retranché l’usurpateur Macbeth à la fin de la « pièce écossaise » de William Shakespeare. David Greig reprend la situation là où Shakespeare l’avait laissée en 1606. Le tyran meurtrier a été éliminé; la dangereuse femme-sorcière qui avait poussé son époux au crime est défaite, elle aussi. Peut-on alors parler de paix? Pas tout à fait. Certes, Macbeth est mort, mais son successeur Malcolm n’est que veulerie et luxure, et Lady Macbeth, de son vrai nom Gruach, n’est pas prête à abandonner l’Ecosse aux mains de ce Malcolm, monarque calculateur appuyé par l’ennemi anglais. L’harmonie politique semble ne pas vouloir s’installer en ce royaume.

Dans la suite qu’il invente à la tragédie de Shakespeare, Greig s’infiltre dans les ouvertures, ou plutôt les ellipses, de l’histoire des Macbeth, et il les remplit des doutes politiques de notre époque. Greig rebat les cartes et distribue une nouvelle main aux joueurs. Il donne la parole à ceux que Shakespeare avait réduit au silence: Gruach (Lady Macbeth), Malcolm et les soldats écossais et anglais.

Deux extraits de Dunsinane
 Extrait de I. LE PRINTEMPS

Le Sergent    Vous –

Sergent ?

Le Sergent    Transformez-vous en arbre.

À vos ordres, Sergent.

Le Sergent    Vous, vous et vous – transformez-vous en sous-bois –

À vos ordres, Sergent.

Le Sergent    Allez ! Vous êtes censés former une forêt ! Vous – imitez le chant d’un oiseau

Sergent ?

Le Sergent    Quoi ?

Est-ce que ça va comme ça, Sergent ?

Le Sergent    Qu’est-ce que c’est que ça ? Allez, réfléchissez. Que faut-il pour faire une forêt ?

Sergent ?

Le Sergent   Qu’est-ce qu’on y trouve ?

Des arbres ?

Le Sergent    Des arbres certes des arbres et hormis les arbres ?

Je ne sais pas.

Le Sergent    Fermez les yeux – Imaginez une forêt – vous vous y promenez – vous regardez autour de vous – qu’est-ce que vous voyez ?

Le vent.

Le Sergent    Quoi d’autre ? Qu’est-ce que vous voyez ? – regardez bien – qu’est-ce que vous voyez maintenant ?

Des blaireaux.

Le Sergent    Des blaireaux certes et quoi d’autre ?

Rien, Sergent.

Le Sergent    Parfaitement – rien. Bien. Rien.  À quoi rien ressemble-t-il ?

À rien.

Le Sergent    Non. Rien ressemble à quelque chose – à quoi ?

À l’obscurité.

Le Sergent    C’est ça – bon p’tit gars. La forêt est faite d’arbres et entre les arbres l’obscurité. Ce n’est pas ce qui constitue la forêt qui trompe l’œil mais le rien qui est entre. Vous tous – agenouillez-vous et plongez vos mains dans l’eau marécageuse – barbouillez-vous le visage de bourbe noire – on va faire de vous une forêt quoi qu’il arrive – allez !

Les préparatifs se poursuivent.

Lord Siward approche, Sergent.

Le Sergent    Soyez prêts.

Les jeunes soldats se changent en forêt.

Siward entre avec Osborn, son fils, à ses côtés et Macduff.

Le Sergent    Lord Siward, Macduff, Lord Osborn.

Puis-je vous présenter – La forêt de Birnam ?

à suivre…

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Extrait de III. L’AUTOMNE

Une unité des forces anglaises rentre à Dunsinane. La Grande Salle est désormais aménagée en campement.

Un feu, de quoi manger et la possibilité de se reposer.

Les Anglais ont avec eux une charrette. Sur la charrette, un corps.

Après avoir enterré Tom et John le Cuisinier, puis Henry,

Harry et Dan le Fauconnier, nous nous sommes remis en route

Pour ramener la Reine et son fils à Dunsinane.

Quatre semaines durant, nous avons sillonné les collines à leur recherche et,

Mère, tu n’as jamais vu semblables collines – jamais de toute ton existence –

À moins d’être allée soit en Enfer soit en Écosse –

Et je n’imagine pas que tu y sois allée, ni dans l’un ni dans l’autre.

Ces collines-là s’élèvent en formant d’imposants blocs gris aux angles insensés

Si pentus que c’est comme si toute verdure s’en détachait par simple glissement – à moins qu’elles ne se dressent

Tels de noirs navires sur une mer qui n’est que lande détrempée – à moins que certaines d’entre elles

N’évoquent un dos d’animal, celui d’un ours disons ou d’une vache – une vache géante

Couchée – une vache malade qui est donc recroquevillée et couchée –

Pas sur un champ agréablement herbu, non – mais sur un tas formé par davantage

D’animaux entremêlés et recroquevillés – un amas – un amas d’animaux.

Et les sentiers qui mènent en haut de ces collines, Mère, ils sont aussi exigus et glissants

Que la paroi périlleuse qui s’élève de la plage jusqu’au sommet de la falaise – mais en plus exigus –

Et en plus glissants – et ces falaises s’élancent sur plus d’un kilomètre et demi de haut, et ce n’est pas une plage qu’il y a à leurs pieds

Mais les eaux sombres d’un de ces lacs glacés qui leur sont propres

Dans lesquels rien ne vit, et au sommet de ces collines rien que de la neige –

Des champs de neige gelée – et un nuage qui semble n’être jamais balayé par le vent.

Mais ainsi sont les lieux où nos ennemis se cachent et

Ainsi sont donc les lieux où nous les cherchons – suivant

Notre général qui toujours nous précède – marchant encore et toujours

Dans la brume – le cliquetis de son armure est parfois le seul bruit que nous entendons

Alors que nous poursuivons notre ascension pour déboucher sur la sombre vallée. Pas grand-chose pour alimenter la conversation

Et pas de chansons car ces collines font de chaque jour un calvaire.

Mais Siward dit que nous devons nous évertuer à comprendre ce pays

Même si ses habitants s’évertuent à nous résister, aussi trouve-t-il des endroits sur les hauteurs

D’où il dit : « Là en bas, là et là, et aussi là

C’est là qu’ils sont susceptibles de se cacher ». Alors nous descendons là et là

Pour inspecter la moindre grotte ou petite ferme qu’il a aperçue et enfumer quiconque s’y trouve pour l’en faire en sortir.

Et si nous rencontrons une résistance nous nous battons résolument, Mère – et toujours nous gagnons.

Nous gagnons parce que si nous ne gagnons pas – nous perdons – et si nous perdons –

Alors qu’arrivera-t-il ?

À suivre…

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Howard Barker [Œuvres choisies vol. 9], Innocence, Traduit de l’anglais par Srah Hirschmuller, Je me suis vue, Traduit de l’anglais par Pascale Drouet, Montreuil, Éditions Théâtrales / Maison Antoine Vitez, 2014. ISBN : 978-2-84260-670-1

http://www.editionstheatrales.fr/livres/innocence-je-me-suis-vue-1191.html

Usant du détour historique, Howard Barker poursuit son exploration de la liberté paradoxale qu’apportent Éros et Thanatos, les pulsions de vie et de mort, aux figures qu’il dépeint. Son théâtre, toujours plus subversif, montre combien le plaisir féminin peut être le levier du pouvoir des femmes sur les hommes, pour prendre en main leur propre condition. Dans Je me suis vue, la subversion provient de cette suzeraine du XIIIe siècle échouant à réaliser la tapisserie qui devait glorifier l’existence de son mari mort à la guerre. Elle remplace la vertu d’une Pénélope attendant son Ulysse par la recherche de l’extase extraconjugale, pour tenter de conjurer le reflet que renvoie son miroir des affres du temps qui passe.

Un extrait de Je me suis vue

LADDER.– (faisant la révérence) Madame

(Sleev ne réagit pas)

Madame m’a fait appeler et est en colère

(Sleev est immobile)

J’ai demandé à Keshkemmity de dire certaines choses je l’ai fait répéter pour qu’elle dise ces choses correctement elle n’a pas dû les dire correcte- ment j’aurais dû les dire moi-même mais je souhaitais donner l’impression que les autres étaient d’accord avec moi pour que l’opinion que je me fais de vous ait plus de poids sur vous j’ai manipulé Keshkemmity certaines personnes sont manipulées par d’autres c’est leur destin peu sont celles qui ont la capacité de penser encore moins nombreuses sont celles qui parviennent à mettre cette pensée en mots les autres ne font que répéter ces mots mais vous êtes en colère

(Sleev est immobile)

La tapisserie se compose de trois trames la Trame Principale raconte l’histoire des soldats et de leurs atroces souffrances la Trame Secondaire la plantation et l’abattage des arbres source de notre prospérité la troisième

(elle s’interrompt. Un temps s’écoule)

Vous savez ce que la troisième devrait être

(un temps)

La trame des femmes et de la fidélité mais vous n’avez pas été fidèle c’est pourquoi vous ne voulez pas de Troisième Trame tout ce que vous voulez c’est du feuillage

(un temps)

J’ai dit tout ce que j’avais à dire si Madame voulait bien prendre la peine de me congédier
non je n’ai pas tout dit

(un temps)

La tapisserie a plus d’importance que nous elle a plus d’importance que notre orgueil et plus d’importance que notre honte nous

SLEEV.– (cessant de s’appuyer sur l’armoire) Je n’ai pas honte

(elle fixe Ladder du regard)

Me rappeler mon infidélité bien que cette insolence puisse vous ravir ne m’offense pas m’attribuer de la honte m’offense vous êtes une femme laide et autoritaire et vous pensez que vous allez gagner une ascendance sur moi grâce à votre franc-parler votre honnêteté ou la manière quelle qu’elle soit dont vous avez choisi de draper de dignité votre malveillance vous m’enviez vous me critiquez je ne tolère pas les servantes envieuses sous mon toit je sais quel est le sens de la tapisserie je le sais mieux que vous vous voulez la tisser avec votre haine je n’ai jamais connu de femme plus apte à manier l’aiguille mais votre aiguille n’accède pas plus à la vérité que la mienne vous êtes renvoyée

(un temps. Ladder exécute une révérence et s’apprête à partir)

Que j’y sois alors

(Ladder s’arrête)

Que j’y sois nue comme il sied à une femme infidèle

(Ladder est immobile. Sleev rit)

Parmi les lièvres et les licornes seins nus et cul à l’air

(Ladder se tourne pour regarder Sleev)

Pardonnez-moi n’est-ce pas ce que vous vouliez?

(Ladder cherche à déchiffrer le visage de Sleev)

Le guerrier abattu et la nature futile de son sacrifice?

(Ladder ne desserre pas les dents)

Quand les soldats meurent en terre étrangère ils meurent pour des femmes pas pour le Christ Keshkemmity ce sont ses mots ses mots mais votre opinion des femmes déloyales quoi qu’il en soit la guerre a été perdue n’est-ce pas et perdue par ma faute tissez ça

Elles se dévisagent l’une l’autre.

LADDER.– Madame

Un temps.

SLEEV.– La façon dont vous dites Madame la façon dont vous prononcez ce mot

Ladder hésite, puis fait demi-tour avant de s’arrêter de nouveau.

LADDER.– Madame voudra se tisser elle-même sans doute elle-même et ses amants l’acte de trahison est figuré par une rose noire ou une loutre nous pourrons en parler plus tard oui je pense que ma châtelaine nue c’est une excellente idée certains penseront que c’est une façon de se repentir bien que le repentir soit figuré par une colombe blanche

À suivre…

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Barker [Œuvres choisies vol. 8], Ce qui évolue, ce qui demeure, Traduit de l’anglais par Pascale Drouet, Graves Épouses / animaux frivoles, Traduit de l’anglais par Pascal Collin, Montreuil, Éditions Théâtrales / Maison Antoine Vitez, 2011. ISBN : 978-2-84260-447-9

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Avec Ce qui évolue, ce qui demeure, Barker poursuit son entreprise d’un théâtre politique subversif. En 1450, deux inventions majeures bouleversent la communauté d’un monastère. Hoik, 17 ans, l’un des copistes les plus brillants de son époque, est né trop tard: il méprise l’invention de l’imprimerie qui éloigne l’homme des oeuvres de l’esprit. Guidé par un orgueil trop fort, il utilisera une arme à feu – autre invention majeure de l’époque – contre son condisciple attiré par le progrès. Ce qui évolue (les machines), ce qui demeure (notre mentalité) use du détour historique pour pointer notre manque d’humilité face aux évolutions.

Deux extraits de Ce qui évolue, ce qui demeure

Scène 6

Un chemin.

HOIK.– (en train de courir, éperdu) Si seulement je n’étais pas faible oh si je
n’étais pas faible maigre et pâle au point d’en être transparent si je n’étais
pas le fruit chétif d’un acte de bonté mélancolique arraché à la cruauté d’une
nuit pluvieuse si j’avais le cou et l’aine massifs le physique d’un poignardeur
d’un étrangleur d’un briseur d’os j’irais briser les os j’irais serrer les gorges
j’ouvrirais le ventre de la miséricorde et laisserais ses entrailles se déverser
sur moi ma faiblesse me fait horreur elle fait de mon talent un mendiant je
vais tuer l’abbé de ce monastère je vais saupoudrer du poison dans son bol de
simplicité le menteur l’apostat le
(il s’arrête d’épuisement)
Je me demande si cette haine me consume ou me fortifie j’ai connu par le
passé une femme qui vivait dans la solitude ils n’en voulaient pas dans le
village elle était si pleine de fiel elle a vécu jusqu’à cent quarante-trois ans
seule bien entendu et alors je suis perdu
(il cesse de marcher)
Je me suis perdu
(un temps)
Comme c’est facile de se perdre quand on sort si rarement d’une certaine
façon c’est un plaisir le retrait arbitraire de tout signe un défi lancé à la notion
toute entière de l’être le Christ a eu besoin du désert Il ne s’y est pas engagé
par hasard je suis complètement perdu qui peut sciemment s’aventurer
dehors qui sinon des individus munis de poignards ou de gourdins ils sortent
fréquemment mais seulement dans le but de poignarder cette porte c’est celle
de non ce n’est pas si c’est ça c’est la porte de oh mon Dieu un rustre
(un temps. Une corneille ou un corbeau freux)
Un rustre et il m’a vu comment aurait-il pu ne pas me voir il n’y a personne
ici rien que lui et moi et ce n’est pas la porte il a planté son regard droit dans
le mien droit dans le mien comme une flèche je me fiche de sa taille tu peux
me frapper je m’en fiche complètement
(le vent…)
Je vais te dire la vérité d’accord je vais te dire la vérité non pas que je sois un
diseur de vérités mais simplement parce que je ne peux pas m’en empêcher si
j’avais ta taille j’enverrais voler ta tête par-dessus cette haie et elle irait alors
pourrir comme un navet dans un sillon détrempé
(il rit à demi. Un temps)
Ton regard me déplaît fortement il me déplaît très fortement mais de toute
façon ça me déplaît tellement je pense de partager ce monde avec d’autres ce
qui me déplaît particulièrement c’est
(un temps. Le vent…)
Je suis perdu alors à quoi bon
Un temps.
LIGHT.– C’est toi que je préfère
Un temps.

À suivre…

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Scène 10

Les champs. La détonation. Une envolée d’oiseaux.

LA MERE.– (sous le choc) mon dieu mais qu’est-ce que c’est
(un rire hystérique s’entend au loin)
Qu’est-ce que c’est que ce bruit mes pieds
(elle rit)
Mes pieds se sont soulevés du sol
HOIK.– Les miens aussi
LA MERE.– J’ai fait un petit bond
HOIK.– (se remettant) Nous avons tous les deux fait un petit bond
(le rire frêle du soulagement)
Je l’ai déjà entendu auparavant
LA MERE.– Des hommes là-bas
HOIK.– Mais pas aussi fort
LA MERE.– Des hommes là-bas vite faisons demi-tour oh trop tard trop tard ils
nous ont vus essaye juste d’être essaye juste d’avoir l’air essaye juste oh mon
Dieu c’est le seigneur Toonelhuis
HOIK.– Chh
LA MERE.– Sois gentil sois oh je suis dans un si piteux état montre-toi d’une
extrême politesse
HOIK.– Chh
LA MERE.– Et dis bonjour oh nous sommes dans un tel
HOIK/LA MERE.– Bonjour mon seigneur
Un temps. Le souffle du vent traverse les champs.
TOONELHUIS.– Plus jamais comme avant
Un temps.
LA MERE.– Comment ?
Comment ça plus jamais comme avant mon seigneur ?
TOONELHUIS.– Tuer
Un temps.
LA MERE.– Tuer plus jamais comme avant ?
(rires de Toonelhuis et de ses hommes)
Et est-ce
Est-ce bien est-ce une bonne chose
(ils rient de nouveau)
Sans doute une bonne chose si vous le dites
(elle rit à son tour)
Puisqu’il faut tuer tuer mieux doit être
HOIK.– Chh…
LA MERE.– Une bonne chose je suppose
HOIK.– Mère…
TOONELHUIS.– Ce signor arrive de Milan
LA MERE.– Vraiment ?
TOONELHUIS.– Il apporte une nouvelle mort avec lui il apporte une nouvelle
mort dans son bagage
(un temps)
souhaitez la bienvenue à la nouvelle mort
LA MERE.– Bienvenue au gentilhomme de Milan
TOONELHUIS.– (que la situation n’amuse plus à présent) Allez passez votre
chemin cette terre est une propriété privée elle n’appartient pas à un
monastère
HOIK.– (avec audace) Qu’est-ce qu’une nouvelle mort ? La mort c’est toujours
la mort non ?
TOONELHUIS.– La mort oui mais la façon de mourir c’est ça qui peut prendre
différentes formes
IL SIGNOR.– L’arme à feu
Un temps.
HOIK.– L’arme à feu ?
IL SIGNOR.– L’arme à feu

À suivre…

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Quelques mots à propos du dramaturge

Né en 1946, Howard Barker est un dramaturge britannique qui réside à Brighton. Il est aussi peintre et poète, il met en scène ses propres pièces avec sa compagnie « The Wrestling School » et écrit des essais sur le théâtre. Il écrit aussi pour la télévision, la radio et le cinéma. Il a produit, à ce jour, plus de soixante-dix textes.

Ces derniers ont été publiés chez John Calder, Oberon Books, Manchester University Press et Routledge. Les Editions Théâtrales et la Maison Antoine Vitez ont entrepris, depuis 2001, la publication de son théâtre en traduction française.

Pour en savoir plus sur Howard Barker : http://www.howardbarker.co.

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