En Italie


Turin, Vendredi 13 juillet 1770.

Après être parti d’Angleterre un mois auparavant, et avoir traversé la France, Charles Burney arrive à Turin, porte de l’Italie. Entre la chapelle royale et théâtre du grand opéra de la ville, il rencontre des musiciens ambulants:

« Il vint une troupe […] à l’Hôtel de la Bonne Femme; il y avait deux chanteuses, deux violons, une guitare et une basse; l’ensemble était assez mauvais, quoique bien supérieur aux racleurs de chez nous [allusion aux ballad-singers anglais]. Les deux jeunes filles chantèrent des duos d’une voix très juste, accompagnées par les quatre instruments. Je retrouvai ces mêmes musiciens le soir sur la grand-place, où ils vendaient leurs ballades comme nos charlatans vendent leur orviétan […]. Sur une autre scène montée ailleurs sur la même place, une homme et une femme chantaient de très jolies ballades vénitiennes à deux voix, accompagnés par un tympanon. »

A cette époque, la plupart des musiciens itinérants d’Italie viennent de Venise. Ils se déplacent par groupes de quatre ou cinq, et peuvent se produire sur des scènes improvisées, comme ici à Turin.


Milan, Dimanche 22 juillet 1770.

« Les musiciens itinérants de Milan chantent des duos dans les rues tantôt seuls, tantôt accompagnés par des instruments, mais ils tiennent toujours fermement leur partie. Je ne vis pas de scène montée en plein air comme à Turin, mais on me dit qu’il y en avait souvent une sur la place du Dôme. »


Brescia, Jeudi 26 juillet 1770.

Burney fût de passage rapide dans cette ville, en effet il n’y demeura qu’une journée; mais c’était jour de fête! Il eut tout de même le temps d’écouter un jeune castrat très prometteur à l’Eglise des Jésuites et d’aller voir une comédie au théâtre de Brescia. Le soir, à l’auberge du Gambero (de l’écrevisse) où il logeait:

« Il y avait […] une troupe de chanteurs fort joviaux; ils rentraient de Russie, où ils avaient passé quatorze ou quinze ans. Le premier de ces chanteurs, me dit-on, était le castrat Luini Bonetto […]. Il était natif de Brescia, et fut reçu dans sa ville par des musiciens qui l’attendaient à son auberge, le soir de son arrivée, puis par une autre troupe le soir précédant son départ et le mien; cette dernière comprenait deux violons, une mandoline, un cor, une trompette et un violoncelle. Je fus surpris de la mémoire de ces musiciens, car bien qu’ils se trouvassent dans l’obscurité, ils jouèrent de longs concertos, avec des solos pour la mandoline. C’était de l’excellente musique de rue, comme on en entend rarement chez nous; mais il faut dire que notre climat n’est guère propice aux sérénades nocturnes. »


Venise, Samedi 4 août 1770.

Venise… Déjà à cette époque cette ville suscitait beaucoup d’attente, y compris pour Charles Burney. Ce dernier souhaitait collecter de nombreuses informations sur la musique de son époque, mais aussi sur celles du passé. Mais avant cela:

« La première musique que j’entendis à mon arrivée se faisait dans la rue ; elle était exécutée par une troupe ambulante de deux violons, un violoncelle et une voix. Ces musiciens, quoiqu’ils ne fussent pas plus remarqués par les gens du pays que nos vendeurs de charbons de bois ou nos marchands d’huîtres, étaient si talentueux que, dans tout autre pays d’Europe, ils auraient non seulement attiré l’attention des passants, mais obtenu des applaudissements mérités. Les deux violons exécutaient avec beaucoup de netteté des passages difficiles, la basse jouait juste et la voix de la chanteuse avait l’étendu, la volubilité et le trille requis. Mais je ne mentionnerai plus tous les concerts de ce genre que j’entendis à Venise, car ils étaient si fréquents que le rappel en serait fastidieux. »

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Vue de la Place Saint Marc de Venise (c.1770) – Huile sur toile de Francesco Guardi

Venise, Dimanche 5 août 1770.

« En sortant de l’Ospedaletto, j’entendis sur la place Saint-Marc un grand nombre de musiciens ambulants: certains accompagnaient une ou deux voix; ici c’était une voix seule avec une guitare, là deux ou trois guitares ensemble. Il n’est pas étonnant que la musique de plein air passe ici généralement inaperçue, car on est étourdi quasiment à tous les coins de rue. Il faut cependant rendre justice au goût et au discernement des Italiens, et avouer qu’ils n’admirent rien que ce qui est excellent; ils ne feignent pas de louer pour mieux condamner, mais ils expriment leur ravissement d’une manière qui leur est particulière: on dirait qu’ils tombent en agonie, et qu’ils meurent d’un plaisir trop douloureux pour leurs sens enflammés. »

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Le Pont du Rialto à Venise (c. 1760) – Huile sur toile de Francesco Guardi

Venise, Mardi 7 août 1770.

« Par bonheur, cette nuit même, une barque de musiciens vint s’arrêter sur le Grand Canal, juste vis-à-vis de la maison où je logeais: c’était un trait de galanterie que faisait un innamorato [amoureux] pour donner une sérénade à sa maîtresse. Un joli ténor chantait sur un accompagnement de violons, flûtes, cors, basses et timbales. »

On est en droit de se demander comment tous ces musiciens pouvaient tenir sur cette « barque », mais Burney ne donne pas d’indication plus précise à ce sujet. Il dit seulement que cette pratique semble être assez courante.


Bologne, Vendredi 24 août 1770.

De passage dans cette ville, Burney a pour principal objet de rencontrer le célèbre Farinelli (1705-1782), avec qui il va d’ailleurs passer quelques jours mémorables.

« Je trouvai la musique de rue moins bonne et plus rare qu’à Venise. Comme pour tous les étrangers, mon arrivée à l’auberge fut cependant saluée par un duo joliment exécuté sur un violon et une mandoline; de même, un orchestre itinérant est venu cet après-midi jouer sous mes fenêtres plusieurs symphonies et morceaux de bravoure à quatre parties, le tout du meilleur effet. »


Naples, Mercredi 17 octobre 1770.

Arrivé de Rome, où la musique de rue semble être comme à Bologne et Florence, c’est-à-dire moins bonne et moins répandue qu’à Venise, Charles Burney arrive à Naples avec l’idée que la musique est ici dans son état d’ « absolue perfection ». A peine arrivé depuis quelques heures, entend-il les fameuses canzoni napolitaines, si singulières de par leurs mélodies mais aussi de par leurs surprenantes mais fascinantes modulations, caractéristiques de cette musique napolitaine si différente de tout ce qu’il a pu entendre auparavant:

« Il y avait ce soir dans la rue deux personnes qui chantaient  à tour de rôle, […] accompagnés par un violon et un colachon. Les chanteurs étaient bruyants […], mais les accompagnements admirables et très bien exécutés. Outre les ritournelles, le violon et le colachon jouaient sans discontinuer en même temps que la voix. Les modulations me surprirent au plus haut point: […] je fus abasourdi des les entendre aller de la majeur à mi bémol, d’autant plus que le retour au ton initial était toujours ménagé de façon si insensible que non seulement l’oreille n’en était pas choquée, mais qu’il était fort malaisé de comprendre par quel chemin et par quelles relations on y parvenait. »

Vue de la baie de Naples (1754) Plume et aquarelle de Victor Jean Nicolle

Vue de la baie de Naples (1754) – Plume et aquarelle de Victor Jean Nicolle

Naples, Mardi 23 octobre 1770.

« Ce soir j’entendis dans la rue quelques chants authentiquement napolitains accompagnés par un petit colachon, une mandoline et un violon; je fis monter toute la troupe, mais la musique, comme toujours lorsqu’elle est faîte pour la rue, était meilleure entendue de loin: dans ma chambre elle sonnait dure, discorde et peu harmonieuse, alors qu’à l’extérieur elle faisait un effet tout à fait opposé. Mais qu’on l’entende où l’on voudra, la modulation et l’accompagnement sont véritablement extraordinaires.

La chanson de ce soir commençait en la mineur, puis, sans bien savoir comment, les musiciens passèrent dans les tonalités les plus étrangères que l’on puisse imaginer sans que l’oreille en fût offensée le moins du monde. […] C’était une musique singulière, aussi fantasque dans ses modulations et aussi différente du reste de l’Europe que celle des Ecossais; sans doute est-elle aussi ancienne, puisqu’elle n’existe que dans les traditions du petit peuple. Le joueur de violon me transcrivit la mélodie de la partie vocale, puis il m’apporta quelque chose qui ressemblait à son accompagnement; mais ces deux parties prenaient une étrange apparence une fois mises sur le papier. J’entendis les mêmes musiciens dans un grands nombre d’airs napolitains, dont aucun ne pouvait être rapporté à un autre genre de musique. »

Il est ici intéressant de noter que le violoniste maîtrise l’écriture musicale, et que la réception de cette musique semble varier suivant le lieu (intérieur ou extérieur) et la proximité. Mais malgré cela, Burney ne se montre pas avare en compliments, ce qui sans être inhabituel, reste relativement remarquable. D’ailleurs, cela s’applique à la plupart de ces commentaires sur la musique de rue en Italie. S’attachant souvent à préciser la formation, avec dans la majorité des cas au moins une voix, souvent deux, il ne tarit pas d’éloges au sujet de ce qu’il entend et de ceux qui jouent, de la justesse au répertoire, en passant par la technique et la mémoire.

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