Francfort-sur-le-Main, début août 1772.
Ayant remis les pieds sur le continent le 6 juillet 1772, cela fait un mois que Charles Burney a entamé son second voyage. Passé par le nord de la France, il a traversé la Belgique et est arrivé en Allemagne le 30 juillet 1772. Il n’a jusqu’alors pas croisé de musiciens ambulants, les premiers sont donc à son auberge:
« A l’Empereur romain, où je logeais, vint après dîner une troupe de musiciens ambulants qui exécutèrent passablement plusieurs symphonies à quatre parties. Comme ce n’était pas jour de fête, j’incline à penser que c’est là un usage ordinaire. »
Vienne, Mercredi 9 septembre 1772.
Descendu à l’auberge du Bœuf d’Or, où chaque soir lors du dîner, l’on peut entendre de la musique, Charles Burney n’apprécie guère la compagnie de ces instrumentistes, à vent pour la plupart, « tous si misérablement faux qu'[il] aurait voulu les voir au diable » :
« Il est rare de trouver, chez les musiciens de rue allemands, cette délicatesse d’oreille qui caractérise la même profession en Italie. Le fait que les orgues placés dans les églises d’Allemagne soient presque toujours discords peut être attribué à l’avarice ou à la négligence du clergé, de l’évêque ou du supérieur d’une église ou d’un couvent; mais quand les musiciens ambulants jouent ou chantent plus ou moins juste, c’est bien de leur faute si leurs organes sonnent trop haut ou trop bas. »
Prague, Mercredi 16 septembre 1772.
Charles Burney a souvent entendu dire que les Bohémiens [habitants de Bohême] étaient « le peuple le plus musicien d’Allemagne, et peut-être de l’Europe entière »; un éminent compositeur, dont nous savons seulement qu’il est établi à Londres, lui aurait même assuré qu’ « ils dépasseraient les Italiens s’ils pouvaient disposer des mêmes avantages qu’eux ». Son itinéraire lui fit traverser la Bohême du sud vers le nord, et Burney se renseigna de la manière dont « le petit peuple apprenait la musique »: il découvrit ainsi que l’on enseigne cet art aux enfants des deux sexes non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans tous le villages qui disposent d’une école où l’on peut apprendre à lire et à écrire.
« Une troupe de musiciens ambulants vint me saluer à l’auberge Einhorn (de la Licorne); ils jouèrent sur la harpe, le violon et le cor plusieurs polonaises et menuets très jolis en eux-mêmes, bien que l’exécution ne leur ajoutât aucun mérite particulier. On pourra s’étonner que la capitale d’un royaume où chaque habitant a la possibilité de cultiver son talent ne soit pas plus riche en vrais grands musiciens; mais la musique est fille du loisir, de l’abondance et de la paix […]. Or il faut reconnaître que les Bohémiens ne sont jamais longtemps en paix, et lorsqu’ils le sont, leur première noblesse se joint à la cour de Vienne et réside rarement dans sa propre capitale: il s’ensuit que les habitants les plus pauvres, qui ont appris la musique dès leur plus jeune âge, ne reçoivent aucun encouragement pour continuer leur carrière, et se trouvent souvent obligé de choisir entre la rue et la servitude. »
Potsdam, Jeudi 1er octobre 1772.
Sur les conseils de Felice Giardini (1716-1796), violoniste, compositeur et pédagogue italien installé à Londres en 1750, que Burney décrit lui-même comme « le plus grand violoniste d’Europe », Charles Burney rencontre Franz Benda (1709-1786), violoniste à la cour de Frédéric II de Prusse, né en Bohême. C’est ce dernier point qui va nous intéresser particulièrement, car pendant leur entrevue, Benda va évoquer des souvenirs de jeunesse:
« Après avoir perdu sa voix, il ne vit pas d’autre moyen de mettre à profit ses talents musicaux qu’en jouant des contredanses dans les villages avec une troupe de Juifs ambulants; il y avait parmi eux un aveugle du nom de Löbel, qui était extraordinaire en son genre: il tirait un beau son de son instrument [le violon] et composait ses propres morceaux, sauvages, mais plaisants à entendre; certaines de ses danses montaient jusqu’au contre-la, ce qui ne l’empêchait pas de les jouer avec une netteté et une précision absolues. La prodigieuse habileté de cet homme fit naître en Benda une telle jalousie qu’il redoubla d’application pour parvenir à l’égaler […]. Il dit que ce vieux juif lui a rendu un grand service en le poussant ainsi à exceller sur le violon. »
Contrairement à l’Italie, la musique de rue dans ces régions s’avère être exclusivement instrumentale, même si cela se fonde sur le seul témoignage de Charles Burney. La première phrase de la citation du 9 septembre 1772 à Vienne fait à elle seule la synthèse de la pensée de Burney au sujet des musiciens itinérants dans ces deux zones géographiques (Allemagne et Italie). La comparaison est aisée, puisqu’il a déjà effectué son voyage en Italie deux ans auparavant, et qu’il avait pu avoir un niveau d’exigence très élevé, que seul Löbel a, semble-t-il, réussit à atteindre.