L’Union européenne se transforme en fédération ! Il y a peu de débats sur l’Europe qui ne tournent à un moment ou à un autre à cette dénonciation ou à cette célébration. Au-delà des affirmations d’autorité, peut-on discerner la réalité ?
Il est certain que l’objectif premier est fédéral, même si son aboutissement est repoussé très loin dans le temps. Il suffit de se reporter à la fin du discours fondateur de Robert Schuman le 9 mai 1950 : la ‘‘proposition réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix’’’. Mais pour autant, 70 ans après, le but initial a-t-il été atteint, ou plus modestement, est-il en voie d’être atteint ? Pour tenter de le déterminer, on peut jauger l’Union à l’aide du concept de fédération, entendue comme une réunion d’Etats se subordonnant à une entité supérieure. Mais aussi d’autres concepts ont été également invoqués et sont susceptibles de la caractériser : la coopération et l’intégration. Il faut donc prendre en compte ces trois notions qui se distinguent d’abord par la place qu’elles font à la souveraineté des Etats, c’est-à-dire à leur capacité à n’être limités que par leur propre engagement.
Lorsque des Etats se réunissent dans une fédération, ils abandonnent leur souveraineté au profit de l’entité commune à laquelle ils s’agrègent ; c’est ce que font les 13 anciennes colonies anglaises d’Amérique du Nord en 1787 lorsqu’elles se réunissent dans les Etats-Unis qu’elles dotent d’une constitution fédérale. A l’inverse, ni l’intégration, ni la coopération ne procèdent à un tel transfert et leurs composantes restent des Etats pleinement souverains sur la scène internationale. Ainsi à l’aune de ce critère, la fédération se différencie nettement de l’intégration et de la coopération.
Mais il existe d’autres caractéristiques qui distinguent les trois systèmes qui nous intéressent. On prend aussi en compte le transfert de compétence : les Etats constitutifs de l’ensemble lui ont-ils transféré des compétences ou les conservent-ils, se contentant de les exercer en commun ? Dans le premier cas, ils ont donné pouvoir à des organes de l’entité créée de prendre des décisions qui s’imposent à eux ; par exemple les Etats ont transféré à l’Union la compétence de battre monnaie. Dans le second, ils ne délèguent pas leurs pouvoirs, mais se limitent à se réunir pour prendre une décision ; par exemple, les Etats conservent la compétence de leur politique pénale en particulier pour émettre un mandat d’arrêt, mais ils décident au sein de l’Union les règles que chacun doit respecter pour émettre et appliquer un tel mandat. La première hypothèse est un caractère de la fédération et de l’intégration, la seconde de la coopération.
Aux éléments de souveraineté et de compétence, s’en ajoute un troisième, procédural, mais qui a un effet pratique considérable ; c’est celui du vote : les décisions sont-elles prises à l’unanimité ou à la majorité ? Au sein d’une organisation fédérale, le principe est le vote à la majorité, celle-ci serait-elle éventuellement renforcée, puisque les Etats ont abandonné leur souveraineté et que de ce fait, il est possible de leur imposer une décision dont ils ne voudraient pas. A l’inverse, une telle solution est impossible dans une logique coopérationniste, puisque les Etats sont souverains et qu’ils ont conservé leurs compétences ; il est, en droit, inenvisageable de leur imposer quoi que ce soit. L’intégration permet l’utilisation des deux techniques : l’unanimité puisqu’ils sont souverains ; la majorité pour peu qu’ils l’aient souverainement acceptée, puisqu’ils ont transféré certaines compétences. Pour une raison pratique cependant (permettre à l’entité intégrative d’exercer ses compétences), le vote à la majorité est préférable.
Trois critères, souveraineté, compétence et modalités de vote, distinguent les trois concepts que sont la fédération, la coopération et l’intégration. Si on les applique au cas de l’Union européenne, ils permettent de la qualifier.
L’Union connaît des cas de vote à l’unanimité, notamment pour ce qui touche à la modification des traités, ce qui permet de préserver la souveraineté des Etats et ainsi de l’éloigner d’une fédération. Mais le principe, non pas pour la constituer mais pour la faire fonctionner, est le vote à la majorité renforcée ; ce fait tend à l’écarter de la seule coopération. La présomption est renforcée lorsque l’on constate que les Etats ne se contentent pas d’exercer en commun des décisions, mais qu’ils ont transféré des compétences. Pour autant, ils n’ont pas poussé le processus jusqu’à transférer leur souveraineté ; ils restent des sujets sur la scène internationale, n’étant liés que par ce qu’ils ont souverainement accepté ; comme l’énonce la cour constitutionnelle fédérale en Allemagne, ‘‘die Staaten sind die Herren der Verträge’’‘ ; ils sont les ‘‘maîtres des traités’’ qui ne peuvent être modifiés qu’avec leur accord. On ne peut donc pas parler, en l’état actuel, de fédération mais d’intégration européenne.
La confusion vient de ce qu’au sein de l’Union, les Etats ont procédé à des transferts de compétences qui touchent à la souveraineté (émission de la monnaie par exemple), mais d’une part, ils l’ont fait en toute … souveraineté, nul ne les y ayant obligés ; d’autre part, ils ont conservé la plupart des compétences de souveraineté (police, justice, défense, politique étrangère…)
La situation ne changera que le jour où la modification des traités pourra leur être imposée par la majorité, comme cela est le cas pour la constitution des Etats-Unis, ou à la rigueur lorsque tant de compétences souveraines auront été transférées que la souveraineté ne sera plus qu’une coquille vide. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, ce n’est pas demain la veille.
François Hervouët