Comment rendre compte non pas de l’histoire circonstanciée d’un lieu, mais de la vie qui l’a traversée au cours du temps ? Comment procurer la sensation même de l’instant à travers les âges ?

Dans « Ici », le parti pris du dessinateur Richard McGuire est le suivant : fixer sur doubles-pages des scènes de la vie prises en un même lieu, selon un même angle de vue et à différentes périodes. Le choix du lieu, c’est la maison où l’auteur a grandi, et dont la représentation du salon occupe la plupart des planches. Ce n’est pas tout : son procédé consiste à incruster de petits cartouches dans le dessin principal, chaque cadre affichant des dates différentes, qui vont du magma primitif il y a 3 milliards d’année jusqu’à la projection d’une submersion marine des terres due au réchauffement climatique.

Le mérite de cette œuvre est de donner à expérimenter une sorte d’épaisseur de la vie fixée en un point et sur des millénaires. D’où vient cette épaisseur ? Probablement du procédé même de Richard McGuire, qui mélange diachronie et synchronie. Partant, le lecteur peut ainsi, en quelque sorte, « délirer » le temps, reconstruire un fil allant des premiers âges de la vie jusqu’aux conjectures d’avenir. Cette impression de densité du temps et de la vie est aussi doublée par un contraire, une dimension inverse, celle de l’éphémère des corps, de la fugacité des époques. Le saisissement que rien n’a de début ni de fin, et que le temps est le règne de l’entre-deux.

Enfin, cette œuvre inclassable fait du « roman graphique » (expression abusive ici) un mode d’expression propre, c’est-à-dire dont la construction graphique n’est probablement pas transcriptible. Comment, en effet, la littérature pourrait-elle produire les mêmes combinaisons d’effets ?

Richard McGuire a reçu le 30 janvier 2016 le Fauve d’Or du meilleur album de BD du 43e Festival d’Angoulême.

Un exemplaire est disponible à la BU Lettres-Sciences Humaines à la cote 768 MCG.