Que l’on lise, voie, entende, ou touche une création, il n’est pas rare que l’un de ces sens puisse dégager en nous une émotion sans qu’on sache véritablement pourquoi elle a eu cet effet. Cela peut-être un lien avec un épisode de notre vie ou, tout simplement, une totale immersion avec ladite œuvre savourée. Le Voyage de Marcel Grob n’est pas une bande dessinée comme les autres. Entre cette première page qui débute le 11 octobre 2009 et la dernière qui finira… le même jour, il y aura un bond en arrière de plus de soixante ans. Et de cette terrible période, il faudra, comme le protagoniste, ouvrir son cœur afin de comprendre, sans juger. Et l’émotion viendra.
Marcel Grob a froid. Près du radiateur du bureau du juge d’instruction, le vieil homme de 83 ans est encore groggy de la violente arrestation subie dans la nuit depuis son domicile. Pourquoi est-il ici ? De quoi est-il accusé ? Les multiples questions du juge Tonelli vont progressivement l’amener à comprendre les raisons pour lesquelles il se retrouve confronté à lui.
Et c’est lorsque le magistrat demande à Marcel si sa formation de mécanicien-ajusteur lui a permis d’exercer ce métier au sein de la Waffen-SS, que tout va s’enclencher. Spontanément dans le déni, l’alsacien réfute tout engagement dans une des forces allemandes les plus meurtrières de la Seconde Guerre mondiale. Mais parmi toutes les pièces à conviction présentes, un objet apportera la preuve irréfutable qu’il a bel et bien intégré la 16e Division SS des Panzergrenadiers en juin 1944.
Jugé dans la soirée même par un tribunal un peu spécial mandaté par des familles de victimes, Marcel Grob n’a plus le choix. Il doit rouvrir ce tiroir enfoui dans sa mémoire dont lui seul détenait la clé. Le juge ne cessera de lui répéter : il est temps pour lui d’ouvrir son cœur. Marcel est prêt. Mais avant de commencer son histoire qui débutera le 27 juin 1944, il lui (nous) suggère de garder ça en tête : « Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? »
Le Voyage de Marcel Grob retrace le destin bouleversant d’un homme dont les quelques mois évoqués expliqueront comment un jeune français de dix-sept ans a pu se retrouver mobilisé dans l’unité la plus redoutée et endoctrinée de la Seconde Guerre mondiale. Le IIIe Reich qui considère toujours l’Alsace-Moselle comme un territoire allemand vient y chercher du renfort pour pallier les pertes humaines de la Waffen SS. D’abord incorporés pour se battre aux cotés de la Wehrmacht (armée régulière et non nazie), seuls ceux qui étaient volontaires s’engageaient auprès de ces combattants fanatisés. Sauf ces quelques jeunes alsaciens, dont la seule « faute » est d’être nés en 1926, qui n’auront d’autre choix que d’y être automatiquement conscrits. On les appellera les Malgré-nous et Marcel Grob fera partie de ces dix mille jeunes alsaciens qui recevront cette convocation en 1944. Et ils avaient le « choix » : soit ils combattaient contre la France, soit ils refusaient et leur famille était déportée dans des camps de travail à l’Est.
« Ouvrir son cœur » : cette locution apparaît plusieurs fois dans Le Voyage de Marcel Grob. Comme si Philippe Collin, auteur de ce livre et petit-neveu de Marcel, insistait inlassablement pour que son grand-oncle se confie sur cette parcelle sensible de sa vie. Dans la réalité, Philippe Collin était très proche de Marcel Grob. Jusqu’au mutisme de ce dernier qui a généré logiquement de sérieux doutes quant à son implication dans le conflit mondial. Pour P. Collin ce silence traduisait un aveu. Avant de mourir en 2009, Philippe et Marcel ne se parlaient plus. Neuf ans après, cette bande dessinée, symbolise magnifiquement ce que l’auteur n’a pas pu lui dire : « J’ai compris ».
Et pour accompagner ce récit poignant, le coscénariste et dessinateur Sébastien Goethals offre une excellente partie graphique. De ces aspects floutés rappelant que nous sommes dans les souvenirs de Marcel, en passant par le massacre de Marzabotto où l’intensité ressentie est à son paroxysme. De ces couleurs bien distinctes selon l’époque narrée à ces visages traduisant moult émotions. S. Goethals emmène le lecteur dans son voyage et il l’accompagne volontiers.
En dédicaçant ce roman graphique à toute la jeunesse d’Europe, P. Collin et S. Goethals vont au-delà d’un hommage à tous ces Malgré-nous. C’est elle qui influe sur l’avenir. Mais pour cela il ne faut pas oublier le passé. Les erreurs d’hier doivent être rappelées à tous ces jeunes qui décideront de ce que sera le monde de demain. Rien de moralisateur. Simplement regarder derrière soi pour mieux avancer.
Bande annonce officielle de la bande dessinée : Le Voyage de Marcel Grob