Lors de la première émission télévisée consacrée à l’intelligence économique (« Où sont passés les espions ? »), un homme apparaît au premier rang derrière Christian Harbulot : le Général Jean Pichot-Duclos. Cet homme de l’ombre va jouer un rôle essentiel dans l’émergence de l’intelligence économique en France et, pour commémorer les 30 ans du rapport Martre, il m’est apparu essentiel de rappeler ici son apport et de donner un témoignage personnel sur cet homme de qualité avec lequel j’ai eu la chance de travailler pendant cinq ans.

Derrière Christian Harbulot, le Général Jean Pichot-Duclos lors de l’émission La Marche du Siècle « Où sont passés les espions » en novembre 1993
Lundi 6 septembre 1993, 8 h 30. Je me souviens encore de la date. Place Rio de Janeiro. Je prends un expresso au comptoir du café qui fait face à un vieil immeuble parisien typique de l’époque haussmannienne. Des grilles imposantes indiquent qu’il s’agit là d’un établissement sous surveillance.
Ce stage de fin d’études est évidemment capital pour moi, même si je sais d’emblée qu’il n’aura normalement pas de suite. Qui s’intéresse à l’intelligence économique en France en 1993 ? Peu de monde à vrai dire. Aussi, quand j’annonce à mes proches un stage dans ce domaine, j’ai l’impression d’être un extra-terrestre. Une chance : je peux leur montrer les pages saumon du Figaro-Économie qui ont publié quelques semaines auparavant une interview du Général Pichot-Duclos et de Christian Harbulot. Le titre est accrocheur comme ce sera presque toujours le cas par la suite – « L’économie, nouveau vecteur de l’espionnage » – mais le contenu est heureusement plus pertinent. Il pointe ainsi tout l’enjeu qu’il y a à créer un institut de formation des cadres d’entreprise au renseignement économique ouvert (donc pas d’espionnage !), sujet qui fera bientôt l’objet d’un rapport du vénérable Commissariat Général au Plan sous le terme plus novateur d’intelligence économique. Bien entendu, je relis cet article quelques minutes avant de m’engager dans cette aventure qui s’avérera, quand j’y repense, totalement surréaliste…
Il est maintenant 9 heures moins cinq (oui, je déteste être en retard) et je me dirige devant les portes annexes du 48 bis, rue de Monceau. Un agent de sécurité en uniforme bleu relève mon identité et Christian Harbulot vient m’accueillir. Nous allons prendre un café au secrétariat de STRATCO, une société de droit privé créée récemment au sein de la COGEPAG, un holding coiffant un ensemble de sociétés dont la finalité est de mettre au service de pays étrangers le savoir-faire de l’institution militaire française. Bientôt renommé DCI pour Défense Conseil International, ce groupe est alors détenu à 49,9 % conjointement par le ministère de la Défense et le ministère de l’Économie et des Finances. L’une des 6 filiales de DCI, STRATCO, est une cellule de réflexion qui « a pour mission le conseil, l’audit et toute étude en matière de défense et de stratégie au profit de l’Institution, mais aussi des gouvernements étrangers, des industriels et des organismes français ou internationaux. Elle fonctionne comme un petit État-Major avec des officiers supérieurs justes à la « retraite » (2ème section) représentant chaque arme de la Défense Nationale.
Le fondateur de STRATCO est le Général cinq étoiles François Mermet, un ancien pilote de chasse qui a dirigé la DGSE de 1988 à 1989. L’homme est sympathique et séducteur. À ses côtés, je découvre l’Amiral Guy Labouérie, ancien commandant de la flotte française de l’océan Indien avant de diriger l’École de guerre navale et membre de l’Académie de Marine. Là encore, un homme fort sympathique, ouvert et incroyablement cultivé, auteur d’un article dans la revue Défense Nationale sur Le Stratomonde. Je resterai toujours admiratif de la profondeur de sa pensée stratégique. Puis vient le Général Jean-Claude Coullon, un simple soldat qui sortira du rang jusqu’à devenir Inspecteur général de l’Armée de Terre. Enfin, dernier arrivé chez STRATCO, le Général Jean Pichot-Duclos.
Ancien attaché militaire en Tchécoslovaquie et en Pologne, ce montagnard passé par le 1er Régiment Étranger Parachutiste et la direction d’un régiment de chasseurs alpins a terminé sa carrière à la tête de l’École Interarmées du Renseignement et des Études Linguistiques (EIREL) de Strasbourg. C’est fort d’une réelle culture du renseignement qu’il a décidé de fonder INTELCO avec Christian Harbulot, présenté alors dans les médias comme un universitaire spécialiste de la guerre économique, présentation qui ne manque pas de sel quand on sait l’hystérie qui s’empare alors du monde académique à la seule prononciation de cette expression. Mais Christian Harbulot est un inclassable et en France on aime bien les cases (voir notre portrait « Qui est (vraiment) Christian Harbulot ? »).
INTELCO va ainsi naître d’une rencontre pour le moins singulière. Un jour, Philippe Baumard, un jeune universitaire visionnaire, auteur dès 1991 d’un ouvrage sur la stratégie et la surveillance des environnements concurrentiels, lui communique un article paru dans la Revue de Défense Nationale « Pour une culture du renseignement ». Un article qui s’appuie sur l’ouvrage « Il nous faut des espions » écrit quelques années auparavant par Christian Harbulot sous le pseudonyme de Marc Elhias (Robert Laffont, 1988). La force de l’écrit ! Christian Harbulot prendra alors contact avec son auteur… le général Jean Pichot-Duclos.
La première guerre du Golfe (suite à l’invasion du Koweït par l’armée irakienne de Saddam Hussein) vient de montrer le retard français dans le domaine du renseignement (et de ce constat naitra la Direction du Renseignement Militaire, DRM). Mais au delà, le renseignement n’a pas la place qu’il mérite dans notre pays, bien loin de cette devise allemande maintes fois citée : « Der Nachrichtendienst ist ein Herrendienst » traduite généralement par « Le renseignement est un métier de seigneurs. » La même année que le rapport Martre, Alain Dewerpe, directeur d’études à l’EHESS, publiera d’ailleurs un ouvrage universitaire de référence sur cette question – Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain (Gallimard) – une étude pionnière très complète qui défriche alors en France un terrain presque vierge. Car en France encore à cette époque, le renseignement est tantôt ignoré, tantôt méprisé.
Un défi culturel ? questionne donc le Général Pichot-Duclos dans son article « Pour une culture du renseignement ». « Il est vrai, écrit-il, qu’à l’inverse des sociétés britannique et japonaise, le renseignement n’appartient pas à notre « culture » prise au sens d’«ensemble des connaissances, des structures et des pratiques caractéristiques d’une société». Pourtant, n’est-il pas, aujourd’hui comme jamais, un impératif catégorique de l’action ? Sa nature, en effet, est éternelle ; il prévoit, précède, accompagne, succède à l’événement en un cycle sans fin ; son champ d’application est universel : en ces temps de guerre économique, il concerne autant l’entreprise que la défense ou la police, les groupes que les unions ou les États ; son organisation est systémique : l’alliance homme-technologie n’y peut être efficace que dans une conception intégrée des objectifs à long terme, des moyens et des structures. Ainsi, envisagé dans le temps, l’espace et le fonctionnement, le renseignement dépasse-t-il singulièrement le niveau subalterne et l’image glauque que lui confère chez nous la conscience collective. »
Plus de trente ans après, il faut relire cet article qui ne se limite pas au constat mais appelle une véritable révolution culturelle : « Un défi donc, continue le Général Pichot-Duclos, d’autant que cette interrogation essentielle vient à son heure : notre fin de millénaire voit s’écrouler par pans entiers nos certitudes, et nos grilles d’analyse devenir obsolètes, alors qu’il faudrait tout savoir, sur tout et en temps opportun. Nous sommes ainsi contraints à réviser notre système de référence et à voir autrement le « nouveau monde qui vient », gros d’espoir mais lourd de risques, afin de le comprendre et d’y trouver notre place. »
Cette vision est alors à contre-courant de celle dominante de la fin de l’histoire et de la mondialisation heureuse sous la protection d’une unique hyper-puissance : les États-Unis d’Amérique. Révolution culturelle, nouvelle grille de lecture axée sur les rapports de force et les intérêts de puissance, analyse comparée des cultures nationales du renseignement… les parcours des deux hommes qui ont une génération d’écart vont trouver des points de convergence forts et notamment une haute idée de la France et de la noblesse du renseignement. Lecteurs de « La Mètis des grecs » ou de « L’Art de la Guerre », adeptes du jeu de Go plutôt que des Échecs, hommes de lettres et d’action, ils vont réussir à lancer une véritable dynamique collective.
Mais leurs histoires personnelles ont un autre point commun fort, longtemps occulté et que je découvrirai plus tard, bien plus tard : tous deux ont connu la prison. « Patriote en col Mao », Christian Harbulot, ancien activiste de la gauche prolétarienne, passera quelques mois en préventive avant d’obtenir deux non-lieux et de faire son service militaire dans les chars de combat ; jeune sous-lieutenant du 1er REP en Algérie, Jean Pichot-Duclos se retrouvera embarqué dans le putsch d’Alger et mis aux arrêts peu de temps avant d’être finalement remis à la disposition d’un régiment de tirailleurs. Mais blanchi, on ne l’est jamais tout à fait et les portes du SDECE lui seront à jamais fermées, l’obligeant, dès lors, à faire preuve d’une grande créativité (traduction : innover contre son institution sans le dire) pour revivifier le renseignement dans les pays de l’Est où il sera affecté, en pleine guerre froide et au péril de sa vie.
Revenons à INTELCO, catalyseur de l’intelligence économique au moment du rapport Martre. A l’automne 1993, j’ai tout à apprendre. Faisant office de secrétaire – fonction trop souvent mésestimée à mon sens –, je vais apprendre l’intelligence économique sur le bout des doigts et découvrir la culture du renseignement en tapant des textes et en préparant les supports des conférences. Très ouvert, le Général est à l’écoute de mes remarques et de mes propositions.
Deux articles du Général Pichot-Duclos vont participer activement au lancement de l’intelligence économique alors que le rapport Martre ne doit pas tarder à paraître (avec un peu de retard sur le planning). Le premier sort en décembre1993. Il présente « l’intelligence économique, arme de l’après-guerre froide ».
Le second article qui paraît en janvier 1994 appelle un modèle français d’intelligence économique.
Parmi ses nombreux apports, le Général Jean Pichot-Duclos va transférer les méthodologies du renseignement militaire dans le monde des entreprises : cycle du renseignement, typologie des sources… Les annexes du second article sont là pour le rappeler.
Il serait évidemment trop long d’énumérer toutes les productions du Général Pichot-Duclos ainsi que ses très nombreuses conférences souvent réalisées en duo avec Christian Harbulot. Citons néanmoins deux ouvrages importants : « La France doit dire non » co-écrit avec Christian Harbulot en 1999 (Plon) et « Les guerres secrètes de la mondialisation : guerre économique, guerre de l’information, guerre terroriste » en 2002 (Lavauzelle).
En 1997, le duo va créer l’école de guerre économique (EGE) en partenariat avec l’ESLSCA. Un rêve commun qui devient réalité. Aujourd’hui le principal amphithéâtre de l’école porte évidemment son nom. En 1998, l’équipe d’INTELCO se disperse. Christian Harbulot prend la direction de l’EGE et le Général se consacre à sa famille et à l’écriture. Une nouvelle page de l’aventure de l’intelligence économique s’ouvre alors à l’aube du XXIème siècle.
Le Général Jean Pichot Duclos nous a quitté le 8 mars 2011. Dans l’hommage qu’il lui rend, Christian Harbulot rappelle que « le général Pichot-Duclos était un homme hors du commun. Contrairement à beaucoup d’autres, il a su dépasser les clivages de toute nature pour bousculer les idées reçues dans le domaine du renseignement militaire lorsqu’il portait un uniforme puis dans le monde civil quand il s’est impliqué dans le lancement de l’intelligence économique en France. Il ne cherchait pas la reconnaissance, il servait son pays. A ce titre, il est un exemple. Sans lui, je n’aurais pas pu poursuivre le combat que j’avais commencé au cours des années 80 pour saper les bases de ce ghetto idéaliste du « village planétaire » dans lequel notre système de pensée officiel était en train de nous enfermer. A la sortie de la guerre froide, le général Pichot Duclos avait compris, comme certains de ses pairs qu’il a côtoyés dans les coulisses de cette aventure (je pense en particulier au général Alain de Marolles et à l’Amiral Labouérie), qu’il était urgent de relancer le débat sur la stratégie de puissance de la France dans un monde qui allait devenir de nouveau chaotique. C’est cette vision qu’il nous laisse aujourd’hui comme héritage avec l’impérieuse nécessité de donner au renseignement et à l’intelligence économique le rôle déterminant qu’ils doivent jouer lors d’un tel changement de cap.»
Terminons cet hommage avec quelques souvenirs personnels. À INTELCO, nous avions tous un point commun : l’amour de la patrie. À l’époque, oscillant entre un gaullisme qui n’existait plus vraiment et une dose de libéralisme qui me semblait nécessaire, j’ai aimé cette équipe diverse où un Général catholique de droite avait choisi comme associé un ancien subversif de la gauche prolétarienne. Mais surtout, j’y ai appris l’humilité à un âge où l’on critique facilement ceux qui sont passés avant nous. Après le déjeuner, nous faisions un tour du Parc Monceau. Rien de tel qu’un peu de marche pour réfléchir et échanger. Le Général Pichot-Duclos nous racontait alors sa vie d’expatrié à Prague en ex-Tchécoslovaquie puis en Pologne à Varsovie comme attaché militaire. Traduction : officier de renseignement. Comment il partait se « promener » en forêt le dimanche photographier des bases militaires au péril de sa vie. Comment les services ennemis lui coupaient, à lui et à sa famille nombreuse, le chauffage en plein hiver. Comment il apprit à vivre en se sachant en permanence écouté et suivi. Ou comment, dans d’autres fonctions de chef de bataillon de chasseurs alpins, il devait gérer les relations avec la presse ou assister un de ces hommes tombé dans une crevasse, voué à une fin certaine. Et qu’importe s’il était monarchiste et moi viscéralement républicain. C’était un homme avant tout avec ses qualités et ses défauts, ses éclats de lumière et ses zones d’ombre. Un homme dont la communauté française de l’intelligence économique doit se souvenir. Car le devoir de mémoire est essentiel pour qu’une communauté perdure et que son combat se poursuive.