Février 1994. 30 ans déjà que paraissait le rapport Martre, fondateur de l’IE « à la française ». Une année durant, le Commissariat Général du Plan avait fait travailler ensemble des cadres supérieurs du privé, des haut-fonctionnaires, des professionnels du renseignement, des universitaires. Christian Harbulot, conseiller spécial du Président Henri Martre avait joué un rôle central avec à ses côtés Jean-Louis Levet, Philippe Baumard ou Philippe Clerc. Si l’expression « intelligence économique » fut préférée à celle de « renseignement concurrentiel », il n’en reste pas moins que c’est bien la culture du renseignement qui est mise en avant. Et France 3 qui consacrera une émission de La Marche du Siècle à ce rapport ne s’y trompera pas lorsqu’elle lui donne le titre accrocheur « Où sont passés les espions ? ».
France 3, le 10 novembre 1993 : l’émission La Marche du Siècle de Jean-Marie Cavada est un magazine de qualité très regardé, notamment par les CSP +. Ce mercredi-là, il propose un thème iconoclaste et accrocheur : « Où sont passés les espions ? » . Avec pour sous-titre, moins accrocheur il est vrai : « De l’espionnage industriel à l’intelligence économique ».
Chaque année dans le cadre de mon cours sur la culture et l’histoire de l’intelligence économique, je regarde cette émission avec mes étudiants, faisant de nombreux arrêts sur image pour leur expliquer le contexte et découvrir les coulisses . Et chaque année, je découvre de nouvelles clés de lecture. Mais revenons à cette 195e édition de la marche du siècle. En introduction, Jean-Marie Cavada présente ainsi le reportage qu’il qualifie d’édifiant : « Vous allez découvrir, dit-il, les acteurs d’une stratégie sans merci où il s’agit de savoir avant l’autre ». Des anciens du KGB rencontrent leurs homologues de la CIA dans un petit musée new-yorkais, une vieille maison dédiée à la guerre de Sécession.
Question du journaliste Hervé Brusini :
– « Est-ce qu’avec votre présence, on peut dire que la guerre froide est finie. »
– « Vous savez, vous avez tout à fait raison… répond avec un léger sourire Youri Modine. Mais je suis un vieil homme et pour moi, elle n’est pas vraiment tout à fait finie. Il va falloir voir, voir et observer. Oui, il y a une tendance, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais sur quoi cela va déboucher, je ne le sais pas vraiment… »
Puis une discussion s’engage entre les ex-espions sur la notion d’action clandestine dans laquelle se situe le pillage économique.
Intervention d’Hervé Brusini :
– « Excusez-moi, est-ce que vous pensez que les problèmes économiques sont la toute première priorité pour l’action des services secrets ? »
Réponse d’un ex-soviétique :
– « Je dirais que Karl Marx n’a pas toujours eu tort et surtout quand il pensait que l’économie définit la politique. Je suis sûr que c’est toujours vrai aujourd’hui et je pense qu’aussi longtemps que les différents États existeront, ils auront toujours leurs secrets à eux. Je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un autour de cette table qui puisse dire qu’il n’y ait aucun secret entre les États-Unis et la Grande-Bretagne et je ne parle même pas du Japon ou d’autres pays encore. Donc, tant que cette situation persistera, il faudra savoir ce que votre adversaire et même votre ami pense à l’encontre de votre pays. Aussi longtemps que tout cela existe, nous aurons besoin de services de renseignement efficaces. »
Vue du ciel de la CIA qui n’est pas loin de penser la même chose, mais doit aussi faire face à une réduction des crédits. Dès lors, son patron songerait à reclasser ses agents dans les entreprises. En 1993 note ainsi le reportage, les États-Unis « comptent 250 bureaux, officines ou sociétés d’intelligence économique. En France, il y en a 7. Cette privatisation du renseignement a commencé depuis plus de 20 ans. On appelle cela le Business Intelligence. Un PDG veut attaquer le marché d’un concurrent, lancer une OPA ou s’implanter à l’étranger, il sait maintenant à qui s’adresser. La bonne information économique est à vendre au coin de la rue. »
Une illustration en est donnée avec le cabinet Washington Researchers créé en 1974 (!) et qui apprend aux hommes d’affaires comment trouver de l’information par eux-mêmes et publie également de la documentation pour les aider dans cette recherche. Son PDG, Leila Kight, explique que « 95 % des informations collectées sont obtenues par entretiens téléphoniques par des personnes qui sont des experts dans les domaines qui nous intéressent. Nous pouvons par exemple, contacter les fournisseurs de la compagnie ciblée qui n’est autre que la compagnie concurrente de notre client. Nous pouvons aussi parler avec ses propres clients ou distributeurs. »
Question ironique d’Hervé Brusini :
– « Mais que dites-vous quand vous appelez au téléphone ? Vous dites que vous êtes réellement les enquêteurs de Washington Researchers ? »
Réponse du tac au tac :
– « Bien sûr. Nous disons que nous sommes Washington Researchers, que nous appelons pour obtenir des informations sur telle ou telle activité. Nous sommes très honnêtes sur qui nous sommes et pourquoi nous appelons. Mais nous ne disons jamais pour quel concurrent nous intervenons, car nous ne pouvons bien sûr pas divulguer l’identité de nos clients. Même si notre interlocuteur le demande, il n’est pas pour nous possible de le faire. »
Pas facile à croire pour un français à l’époque (et encore aujourd’hui tant nos cultures de l’information et du renseignement diffèrent), n’est-ce pas ? D’où cette question du journaliste :
– « Et tout le monde est d’accord pour vous répondre ? »
Et cette réponse instantanée :
– « Non tout le monde n’accepte pas, mais il y en a assez pour que notre recherche soit efficace. »
Là encore, nous avons en une réplique le B.A.-BA de la culture de l’IE : peu importe l’exhaustivité. L’information est un réducteur d’incertitude, mais certainement pas un fournisseur de certitudes…
Le reportage s’intéresse ensuite à l’association SCIP – Society for Competitive Intelligence Professionnals – une société aux ramifications mondiales qui compte alors près de 3 000 membres .
Puis de filmer la bibliothèque du Congrès américain où 7 à 8 000 revues spécialisées dans l’économie sont alors dépouillées quand en France on en traite dix fois moins. Car au cœur de la mutation du renseignement, se trouvent les banques de données. En 1993, Internet n’est pas encore développé, mais les experts de l’intelligence économique ont bien senti le vent de l’ère de l’information.
Car le renseignement est plus vaste que l’espionnage et les pionniers de l’intelligence économique estiment que le temps du secret doit céder la place à l’information ouverte, à l’instar de Robert Steele qui, après vingt ans de CIA comme officier clandestin, vient en France faire l’apologie des sources ouvertes. Avec un discours très WASP . Jugez-en par vous-même. Les agents de la CIA ont un haut sens moral et s’ils ont pu commettre des fautes, c’est poussés par la bureaucratie et les politiques explique le fondateur du cabinet Open Sources Solutions (ce qui fait OSS, amusant n’est-il pas ?). Mais « la réalité, poursuit-il, c’est que l’éthique est un élément important de la connaissance, car elle conduit à la vérité. Si vous fabriquez de la connaissance avec une moralité qui laisse à désirer, lorsque vous vous procurez de l’information, vous contaminez la connaissance (…) L’information doit être accessible à tout citoyen, et cela, des bancs de l’école à la maison blanche. En fait, je dirais que si vous n’avez pas la morale, vous n’avez pas la vérité, et si vous n’avez pas la vérité, vous ne pouvez pas avoir la connaissance. » Amen !
Puis le reportage dérive vers l’espionnage technologique et la sécurité économique. Si les Français se sont parfois fait prendre la main dans le sac, gare aux Japonais et aux Américains. Et de conclure par ces quelques questions :
– « Collecter, archiver, organiser toute information utile pour supplanter l’adversaire commercial : des services officiels doivent-ils entrer dans ce champ de bataille ou faut-il privatiser le renseignement économique ? »
– « Avons-nous les stratégies et les outils pour faire face à l’explosion de l’information ? »
« Faute de renseignement, les industriels ont raté des marchés. Une guerre déclarée bat son plein. » Et de citer cette maxime filmée sur le piédestal d’une statue d’antan : « L’éternelle vigilance est le prix de la liberté ». No comment !
Un débat suit le documentaire qui mériterait aujourd’hui encore d’être vu et décrypté. Avec un court échange qui résume à lui seul le cœur des combats à venir.
Jean-Marie Cavada à propos de l’intelligence économique:
– « Il suffit donc d’être méthodique, d’avoir de bons ordinateurs, de bons classements et de bonnes équipes pour faire cela ? »
Réponse de l’Amiral Lacoste :
– « Non c’est beaucoup plus que ça : il faut avoir une culture du renseignement, il faut avoir une stratégie du renseignement ! »
Dont acte.