Qu’avons-nous fait de l’ambition… ? Notre tabou… Selon la morale commune, elle suivrait en effet une logique nuisible, car égoïste. Pourtant, dire d’une personne qu’elle est dénuée d’ambition semble bien peu flatteur…! L’ambition aurait-elle donc aussi une part lumineuse, en lien avec une dynamique de réalisation de soi et avec un désir d’entreprendre… ? Contiendrait-elle un optimisme qui permet d’aller de l’avant, et qui en ferait une « folie nécessaire »… ?
Dans son dernier essai, intitulé « L’ambition, ou l’épopée de soi », Vincent CESPEDES , philosophe engagé et chantre d’un bonheur conscient et pleinement assumé, fait le d’ambition une analyse philosophique, historique, sociale et psychologique, évaluant son puissant pouvoir d’invention. Il propose une exploration sans concessions de ses faces sombres, et démontre parallèlement l’existence et le bien-fondé d’une ambition inspirante et humaniste qu’il convient de reconnaître et de transmettre.
Pour expliquer le fondement de notre représentation de l’ambition, ce qui nous conduit plutôt vers l’ombre ou la lumière, Vincent CESPEDES s’arrête sur le « Hélas… ! », exclamation plaintive à laquelle fait face l’ambitieux devant un bonheur manqué qu’il avait bel et bien envisagé, lamentation causée par un échec plus ou moins prévisible, en tout cas sans grande surprise… Le mot évoque l’épuisement des forces et des espoirs, les bras qui retombent : le but enchanté n’aura donc pas été atteint, hélas ! Les vicissitudes ont coupé court au paradis naissant…
La chose parait banale si ce cri exprime un découragement ponctuel. Elle l’est en revanche beaucoup moins si les « hélas » sont rabâchés sans cesse par nos tuteurs (parents, enseignants, managers, modèles et références de tous ordres, sans que nous les ayons nécessairement choisis…). A leur insu, ces derniers manifestent alors une vision de la vie placée sous le signe de la déception, du possible infaisable, du « j’aurais-presque-pu »…
« J’aurais pu, si… », « Quel bonheur j’aurais eu, si… », « Quel drame nous aurions évité, si… » : lorsqu’une vie se raconte au conditionnel, c’est qu’on a manqué une belle occasion, un tournant décisif, le « si » précisément ! Les « Hélas… ! » s’énoncent toujours au conditionnel, avec un « si » en forme de possible raté. Or, une vie satisfaisante se dit toujours au présent.
En matière d’ambition, le mieux-vécu au conditionnel regretté par un tuteur, est le terreau du « rêver-mieux » des enfants. Ainsi, l’enfant qui reçoit à répétition le conditionnel d’un « Hélas… ! » va tenter d’en faire son futur. Exerçant une attraction irrésistible vers la promesse qu’il contient, le « Si… » manqué de son aîné donnera la couleur de sa propre urgence, la note sensible de son ambition…
Utopie personnelle, l’ambition consiste ainsi à se distinguer. Elle s’alimente du rêve d’un monde meilleur, nourri de la déception du présent, comme l’exprime si justement Nelson Mandela : « Ça paraît toujours impossible, jusqu’à ce que ce soit fait ! ».
Mais de quelle ambition parle-t-on alors… ? Distinguons ainsi l’ambition dévastatrice (pour soi-même comme pour les autres), de l’ambition créatrice qui porte un être et lui donne, par ses projets, une place d’exception… Vincent CESPEDES démontre que c’est la nature même du « hélas… ! » qui détermine le caractère constructif (ou non…) de l’ambition alors à l’œuvre, son caractère lumineux (ou pas !).
Ainsi, les « Hélas… ! » accompagnés de défaitisme et de culpabilité mènent à l’ambition d’impuissance, nourrie de la peur de gagner, celle qui affirme que « le succès est ce qu’il faut censurer »…
Si par contre les « Hélas… ! » sont teintés de mépris et d’hostilité, ils ont toutes les chances de conduite à l’ambition de pouvoir, attisée par la peur de perdre, celle qui affirme que « le succès est ce qu’il faut démontrer ».
Seuls les « hélas… ! » accompagnés d’admiration et de complicité conduisent à l’ambition de puissance, puissant catalyseur du désir de créer, cette forme constructive d’ambition qui dit que « le succès est ce qu’il faut exprimer ».
En résumé, l’urgence sera le catalyseur de sa passion motrice et du mouvement d’exaltation qui soulève l’ambitieux au-dessus de lui-même, sa direction cardinale, sa vérité personnelle… Dans un véritable « chantage à l’amour », cette vérité sera selon le cas « à escamoter d’urgence » car menaçante » (Si tu m’aimes, alors ne réussis pas toi non plus ! »), « à imposer d’urgence » car écrasante («Tu es encore plus incapable de réussir que moi ! », ou encore « à exprimer d’urgence » car irrépressible (« Je t’aime : toi, tu réussiras… »).
Ainsi, seule la confiance aimante sait induire et entretenir l’ambition dans son sens le plus noble, urgence de puissance non SUR les autres mais AVEC eux…
A l’aube du XIXe siècle, le Bonheur était une idée neuve ; puis au XXe siècle, l’Egalité dans toutes ses dimensions. Dans notre XXIe siècle où chacun peine à aller « de la liberté à la fraternité, de la complexité à la complicité, de l’efficacité à l’efficience », l’idée neuve à apprivoiser et à humaniser est peut-être l’Ambition…
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