Archives mensuelles : avril 2015

Des objets primitifs aux icônes culturelles : Voir ou comprendre?

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épingles à cheveux, et peigne Teke ( musée africain d’île d’aix)

L’intérêt de la présentation muséographique habituelle des musées d’ethnographie et musées des arts et traditions populaires, ou même des musées d’archéologie ou d’histoire est de ne pas se limiter à une mise en espace de caractère impressionniste, ne faisant appel qu’à la sensibilité visuelle des visiteurs.Là, les artefacts, de caractère artistique ou technique, sont toujours accompagnés d’informations circonstanciées permettant aux visiteurs de se faire une idée des contextes et de comprendre les fonctions qui ont été les leurs, l’époque et le lieu où ils ont été élaborés et utilisés.

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Salle extra-européenne (Musée du nouveau monde de La Rochelle)

Ce qui n’est que rarement le cas dans les musées d’art où les cartels sont généralement réduits à leur plus simple expression afin ne pas interférer sur l’impact visuel des œuvres elles mêmes auprès du public.

II y aurait donc une incompatibilité quasi épistémologique entre ces deux façons de présenter les réalisations non occidentales : le conservateur de musée d’art voulant avant tout mettre en valeur la spécificité et la beauté des items choisis; Le conservateur ethnologue ou archéologue considère quant à lui qu’il est nécessaire d’expliquer le lien des objets avec leur contexte et leur histoire, au motif qu’un item non référencé reste privé de sens.

Le premier veut des cartels aux indications minimalistes, le second des panneaux et des cartes à caractère didactique. D’ailleurs, on constate que l’exercice est plus facile pour l’élaboration des catalogues, qu’il s’agisse de ceux des musées d’art ou de ceux des musées ethnographiques. Car il est d’usage pour les uns et les autres de consacrer une partie substantielle aux explications.

Références bibliographiques

Henley, Routledge and Kegan Paul, Le retour de l’anthropologue. Paris: Payot, 1994.
Felix Feneon, Iront-ils au Louvre? Enquêtes sur les arts lointains. Bulletin de la vie artistique, 1920.
Jean Laude, Les arts de l’Afrique Noire, Paris: Le livre de Poche, 1966.
Michel Leiris et Jacqueline Delange Afrique noire, la création plastique, Paris: Gallimard, 1966.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris: Plon, 1955.

La patrimonialisation exogène des collections africaines issues des expéditions Citroën en Afrique

Expéditions Citroën en Afrique
-Contexte historique
Les expéditions Citroën des années 1920-1930 à travers l’Afrique, s’inscrivent dans un double contexte. D’une part l’importance nouvelle acquise par l’Empire depuis la Première Guerre mondiale et l’intérêt nouveau qu’il suscite auprès d’une opinion qui semblait relativement indifférente à la colonisation à la fin du XIXe siècle. L’Empire suscite désormais de nombreuses vocations, attire les entrepreneurs, les hommes d’affaires, mais aussi les géographes, les ethnologues, les anthropologues. D’autre part les progrès considérables réalisés par l’industrie automobile française depuis la Première Guerre mondiale, qui a vu la mise au point de nouveaux modèles, plus performants équipés de chenilles afin de s’adapter à tous les types de terrains et de reliefs.

-Expéditions

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Itinéraire de l’expédition citroen centre-Afrique

Le continent africain commence à intéresser de plus près André Citroën au début des années 1920. Il organise une première expédition en décembre 1922: « la première traversée du Sahara en Autochenilles », dont le but est d’établir une liaison nord-sud entre l’Algérie et l’Afrique occidentale en créant une piste automobile sur les voies chamelières de Touggourt à Tombouctou. Son succès ouvre la porte à l’idée d’une véritable traversée de l’Afrique au cours de laquelle Citroën souhaite relier Colomb-Béchar (sud du Maroc) à Tananarive (Madagascar).

Le gouvernement français et l’armée, conscients de l’opportunité que cette expédition représente, encouragent largement l’initiative. C’est alors qu’est organisée du 28 octobre 1924 au 26 juin 1925 la « croisière noire » afin d’ouvrir une ligne régulière motorisée sur le continent africain. Pendant plus d’un an, huit autochenilles Citroën parcourent 28 000 km à travers l’Afrique (traversant successivement l’Algérie, le Niger, le Tchad, l’Oubangui-Chari, le Congo belge, puis ralliant Madagascar), suscitant un engouement inouï tant du public que des milieux scientifiques, artistiques et économiques.
Lorsque les participants rentrent à l’automne 1925 à Paris, ils sont reçus triomphalement, et diverses expositions sont organisées (L’exposition de l’art indigène des colonies françaises au musée des arts décoratifs en 1923, l’exposition la croisière noire du pavillon de Marsan au grand palais du Louvre en 1926).
En effet, cette expédition a permis la réalisation de 300 planches botaniques, 15 livres de croquis et des échantillons de plus de 300 mammifères, 800 oiseaux,1500 insectes, pour la plupart jamais inventoriés, ainsi que des tableaux de paysages d’Afrique, des cartes, des armes, des instruments de musique traditionnelle, du textile, des contenants, des masques et statuettes. Ont aussi été réalisés 6000 photographies et un film muet de « la croisière noire » d’une durée de 70 minutes qui connaît un très grand succès, tout comme l’expédition dans sa globalité.
Un certain nombre de travaux a été produit à ce sujet, dont à cette époque celui de Georges Marie-Haardt et Louis Audoin-Dubreuil et plus récemment le catalogue de la maison de vente Aguttes ainsi que la dernière publication de Ariane Audouin-Dubreuil . On constate que ces travaux sont le fait des protagonistes et descendants perpétuant la mémoire de l’expédition, ou du marché de l’art africain. Mais il reste à explorer tout le volet artistique, anthropologique et culturel, de la connaissance des collections de cette croisière noire.
A partir du XXe siècle, des quantités massives d’objets exotiques furent transplantés en Europe dans le souci de conserver les traces matérielles des peuples inéluctablement promis à la disparition du fait des changements rapides de la civilisation. Dans les musées ethnographiques qui les accueillent, des classifications sont calquées sur la théorie de l’évolution culturelle, ce qui ordonne progressivement ces productions matérielles humaines en fonction de leur origine géographique et de leur utilisation présumée, en générale perçue comme magico-religieux (les statuettes) ou au contraire exclusivement fonctionnelle.
Ces objets n’étaient pas fondamentalement au départ destinés à procurer de l’agrément ou de la délectation. Mais à éclairer dans une approche empirique et fonctionnelle une vision de l’altérité.
Malgré leur grand intérêt, ces collections restent encore peu connues du grand public et de la communauté scientifique.

Toutefois comment s’opère leur mise en valeur patrimoniale au musée des cordeliers de Saint-Jean d’Angély ?

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Autochenille « le croissant d’argent » classé monument historique en 1986 ( Musée des Cordeliers de Saint-Jean d’Angély)

L’une des vocations de cette institution est la valorisation des collections des épopées Citroën en Afrique dont un fonds exceptionnel constitue la singularité. Grâce aux dons de deux participants des missions : Louis Audoin Dubreuil, natif de la ville, puis Maurice Penaud, originaire des Deux-Sèvres, respectivement commandant en second et mécanicien en chef des croisières Citroën en Afrique des années 1920 et 1930 ; grâce à une politique d’acquisition influencée par un souci d’agrandissement de ce fonds, ce musée préserve un ensemble inédit et remarquable d’archives, d’objets ethnographiques dont certains tableaux et dessins du peintre Alexandre Iacovleff et l’une des dernières autochenilles existantes à ce jour le « Croissant d’argent », qui conquit le désert du Sahara pour la première fois au monde en 1923.

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Tableaux de A.Iacovleff peintre officiel des expéditions Citroen.(Musée des Cordeliers de Saint-Jean d’Angély)

Parmi les axes majeurs retenus pour présenter une partie de ces collections dans les salles d’expositions permanentes du musée des cordeliers de Saint-Jean d’Angély, la quatrième section dédiée à la croisière noire et située au rez-de-chaussée, favorise l’observation et l’information par une muséologie de l’interprétation. Cette partie aborde à la fois le patrimoine industriel automobile, ethnographique et iconographique, et est traitée sous une forme thématique et documentaire, constituant ainsi le pôle d’intérêt majeur du musée. Cette exposition, conçue sur un modèle thématique, privilégie un parcours muséographique sans option esthétique, mais de contextualisation essentiellement fondée sur une classification de type ethnique et géographique suivant le parcours des expéditions et visant à susciter l’intérêt envers les pays traversés en valorisant leurs productions.

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Réserve africaine (Musée des Cordeliers de Saint Jean d’Angély)

La reconstitution d’une case africaine où sont accrochés les dessins d’Alexandre Iacovleff et les bornes multimédia prolongent la connaissance des objets exposés. Ce musée a également consacré sa réserve n°1 d’une superficie de (43,06 m2) aux œuvres et objets ethnographiques liés aux missions Citroën en Afrique.

En somme, ces objets rarement pris en compte comme valeur de témoin de cultures, mais plus comme intérêt purement esthétique, intègrent désormais des enjeux culturels nouveaux pour lesquels ils n’ont été ni pensés ni réalisés. Leur mise en valeur patrimoniale dans une institution labélisée « Musée de France » témoigne d’une reconnaissance institutionnelle et politique, d’une volonté d’ouverture sur le monde, et la représentation que l’on se fait de « l’Autre », celui qui a produit l’objet touche à un inévitable ethnocentrisme.

Référence bibliographique

Georges. M-HAARDT, Louis A-DUBREUIL, La Croisière noire : Expédition Citroën Centre Afrique, Paris, Plon, 1927.

Caroline ANTIER, « Le Musée des Cordeliers à Saint-Jean d’Angély », dans Musées et Collections Publiques de France, n°252, mars 2007, Paris : Association Générale des Conservateurs des Collections Publiques de France, pp 36-39

Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Plon, 1955.
Eugène-Jean DUVAL, Aux sources officielles de la colonisation française : 2ème période 1870-1940, Paris, L’Harmattan,‎2008.
Marina GORBOFF, Premiers contact. Des ethnologues sur le terrain, L’Harmattan, 2003.
Michel LEIRIS, L’Afrique Fantôme, Gallimard, 1998.