Quand les sculptures de métal de Jean-Luc Mas convoquent la célèbre tragédie de Shakespeare adaptée à l’écran par Orson Welles, des correspondances imaginaires s’ébauchent.
Que nous donnent à voir et à toucher, à ressentir et à penser, les œuvres de métal du sculpteur poitevin Jean-Luc Mas ? D’infinies variations sur des objets de crucifixion, des sculptures intitulées « Les eaux du Styx », « Les arbres du Tartare », « Post-Mortem ». Comme le souligne Philippe Grosos, toutes ces sculptures portent la trace de « l’immémoriale histoire de la souffrance humaine ». L’ami du sculpteur précise : « La souffrance est ici de mise, car là on cloue les corps et déchire les chairs. Aussi Jean-Luc Mas peut-il sculpter ce qui se donne à voir comme des clous, des pieux, des haches, des piques, des tridents, des pointes : autant d’instruments par lesquels l’homme aura pu blesser, meurtrir, voire torturer l’autre homme ; autant de réalisations qui, provocantes, appelleront la main du curieux, de l’amateur, de l’esthète à s’y confronter, et peut-être, lui aussi, à s’y blesser ».
Autant d’instruments qui pourraient appartenir à l’univers sombre et barbare de Macbeth, cette sanglante tragédie de Shakespeare où la lande écossaise fait surgir des sorcières maléfiques pour et par lesquelles « l’immonde est beau, le beau immonde », où Hécate donne rendez-vous à ces soeurs fatales à « l’orifice d’Achéron », où Lady Macbeth invoque l’épaisse nuit « enveloppée des plus âcres fumées d’enfer », où le château de Macbeth appelle, même chez le simple Portier pas encore tout à fait dessaoulé, des métaphores infernales, où le noble Banquo se retrouve dans un fossé « la tête percée de vingt blessures / Dont la moindre est mortelle », où les meurtres odieux se succèdent à un rythme effréné jusqu’à ce que le tyran soit vaincu par Macduff, venu au monde par césarienne et donc pas « né d’une femme » (trad. Yves Bonnefoy). Macbeth est une tragédie tout hérissée de piques et tranchante.
En 1948, le cinéaste américain Orson Welles transpose, en noir et blanc, Macbeth à l’écran. Il s’agit, en ses termes, d’« une violente esquisse au fusain d’une grande pièce ». Le sombre, l’immonde, le piquant et le tranchant se font visuels, à commencer par l’archaïque fourche des trois sorcières.
On pense d’emblée aux dagues, aux glaives, aux poignards, aux épées qui parsèment la tragédie. Mais plus frappantes encore sont les couronnes toutes de pointes de Macbeth devenu roi.
Quel plus beau sceptre pourrait-on imaginer pour ce roi régicide qui va s’enfoncer plus avant encore dans le meurtre, jusqu’au dégoût, jusqu’à l’insipide, que l’inquiétant trident de Jean-Luc Mas ?
L’ultime couronne de Macbeth, celle qui évoque par une sombre ironie la Statue de la Liberté, comme son « bâton de commandement », a des pointes effilées semblant appartenir à autant d’objets de torture. Ces symboles de pouvoir tout aussi inquiétants qu’étranges pourraient participer des variations de Jean-Luc Mas, ses variations sur d’étonnants « objets de crucifixion ».
Comme le souligne Youssef Ishaghpour, le Macbeth de Welles « cherche à atteindre le symbolisme théâtral, le rituel du sacrifice et une dimension magico-cosmique ».
Macbeth se croit invincible depuis qu’une apparition convoquée par les sorcières lui a dit qu’il demeurerait invaincu… tant que la forêt de Birnam n’avancerait pas contre lui jusqu’au château de Dunsinane. Alors quand Malcolm dit à ses hommes : « Que chaque soldat se taille une branche / Pour la porter devant lui. Ce sera mettre à couvert / Le montant de nos effectifs. Et les avant-postes adverses / Seront induits en erreur », et que Macbeth apprend que la forêt est en marche vers son château, cette forêt devient son enfer, elle signe son arrêt de mort.
A ce moment précis de la tragédie, les bois de Birnam sont pour Macbeth semblables aux « Arbres du Tartare » de Jean-Luc Mas, dangereusement effilés, tranchants comme des lances de combat.
Par-delà époques et continents, il semble que les esthétiques respectives de Shakespeare, de Welles et de Mas se rencontrent et qu’elles nous disent quelque chose de ce redoutablement aiguisé inhérent à l’âme humaine.
POUR EN SAVOIR PLUS :
♠ Site internet du sculpteur : www.jeanlucmas.com
♠ William Shakespeare, Macbeth, Préface et traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 2010.
♠ Youssef Ishaghpour, Orson Welles Cinéaste. Une Caméra Visible. III : Les films de la période nomade, Paris, Editions de La Différence, 2001.