L’excellence des Universités : oui, mais quelle excellence ?!

update : texte publié également ici.

Ci-dessous un texte co-écrit avec Michel Grossetti sur la question de l’excellence. Billet court mais propos important, à contre-courant du discours dominant, nous semble-t-il, concernant la structuration de la recherche en France. En espérant que les politiques l’entendent, que ce soit à l’échelle nationale ou infra-nationale. A diffuser largement si vous le jugez utile (version pdf ici). 

L’excellence des Universités : oui, mais quelle excellence ?!

Olivier Bouba-Olga (Université de Poitiers) & Michel Grossetti (CNRS, Université de Toulouse 2)

Les Universités françaises, en matière de recherche, doivent viser l’excellence. Cependant, la conception de l’excellence mérite d’être précisée, car il nous semble qu’elle peut être dissociée des idées relatives à la « masse critique » et de la tendance à concentrer les moyens pour le motif d’éviter le « saupoudrage ». Notre réflexion s’appuie sur les travaux et réflexions de chercheurs spécialistes de la sociologie et de l’économie des sciences et des analyses bibliométriques. Elle se veut donc fondée empiriquement.

La métaphore de la masse critique[1]

Appliquée à des activités de recherche, la métaphore de la masse critique consiste à dire qu’il faut une densité suffisante de chercheurs dans une institution, une métropole ou une région pour que la qualité de la recherche soit bonne, les chercheurs étant censés avoir besoin de nombreux collègues à proximité pour échanger des idées et être stimulés dans leur travail. Quelques tentatives ont été effectuées pour établir un lien entre le nombre de chercheurs rassemblés dans une même ville ou région et le nombre moyen d’articles publiés par chercheur[2]. Elles n’ont pas pu établir ce lien et tout semble indiquer que la masse critique en matière de recherche n’est rien d’autre qu’une idée reçue, sans fondement empirique. A une échelle agrégée, le nombre de publications d’une ville ou d’une région est en général quasiment une fonction linéaire du nombre de chercheurs, lequel résulte des évolutions de l’enseignement supérieur et des politiques conduites à l’échelle nationale ou locale. Autrement dit, jusqu’à preuve du contraire, tout semble indiquer que la masse critique nécessaire à la réalisation d’une recherche de qualité s’établit très précisément à 1. C’était d’ailleurs exactement l’effectif des spécialistes de théorie physique au bureau des brevets de Berne en 1905. Mais le physicien de cette administration, Albert Einstein pour ceux qui ne l’auraient pas reconnu, n’était pas pour autant isolé car il correspondait avec de nombreux savants : il était donc inscrit dans un réseau d’échanges intellectuels. C’est le réseau qui est important, non la concentration.

La loi de Lotka

Une autre proposition souvent entendue, partiellement liée, consiste à prôner la concentration des moyens sur une petite proportion des auteurs des publications et de leurs laboratoires d’appartenance, ceux à la visibilité scientifique la plus forte. Cette proposition s’appuie sur une régularité empirique, que l’on baptise en général « loi de Lotka »[3] : si 20% des chercheurs sont à l’origine de 80% des publications les plus significatives, pourquoi ne pas concentrer les moyens seulement sur ces 20% ? Ce type de préconisation relève d’un phénomène classique du monde social qui est la tendance au cumul des avantages, l’« effet Mathieu », analysé par le sociologue Robert Merton[4]. Ce type d’analyse occulte le fait que les chercheurs les plus cités sont la partie la plus visible d’un immense travail collectif réalisé par l’ensemble de la communauté scientifique. Pour reprendre une métaphore bien connue, les chercheurs les plus visibles sont des « nains juchés sur les épaules de géants »[5]. Si l’on coupait cette « élite » de sa « base », elle s’étiolerait très rapidement.

Saupoudrage ou arrosage ?

Nous considérons donc que l’excellence n’est pas la caractéristique d’une élite de chercheurs plus connus que leurs collègues, mais la qualité d’ensemble de la recherche d’une ville, d’une région ou d’un pays. Cette qualité ne se mesure pas par le nombre des citations obtenues (qui est seulement et approximativement un indicateur de visibilité), mais par la capacité des résultats produits à se révéler pertinents à l’épreuve du temps et du débat scientifique. De ce fait, il est essentiel de soutenir un large ensemble de laboratoires. Ce type de stratégie se heurte souvent à une incompréhension : soutenir l’ensemble des laboratoires, n’est-ce pas s’exposer au risque du saupoudrage des moyens ? Ne faut-il pas, encore une fois, se concentrer sur les « meilleurs » ? Ce type de réaction pourrait s’entendre si l’on était sûr que les meilleurs d’hier seront aussi les meilleurs de demain. Mais la recherche, c’est une de ses caractéristiques distinctives, est une activité marquée par une incertitude radicale, qui rend impossible l’identification de « l’élite » de demain. Prôner le soutien à l’ensemble des chercheurs, sur la base, pour l’essentiel, de la qualité des projets futurs plutôt que sur la récompense des succès passés, ne correspond pas à une stratégie de « saupoudrage », mais plutôt à une stratégie « d’arrosage » : nous ne pouvons pas savoir à l’avance où vont éclore les meilleures recherches de demain. En arrosant un seul endroit, nous pourrions nous priver de voir éclore l’excellence de demain…


[1] Pour un développement plus long, voir ce texte.

[2]Voir par exemple l’article suivant : Bonnacorsi A. et Daraio C., 2005, « Exploring size and agglomeration effects on public research productivity”, Scientometrics, Vol. 63, n°1, pp.87-120.

[3] LotkaAlfred J. (1926). “The frequency distribution of scientific productivity”. Journal of the Washington Academy of Sciences 16 (12): 317–324.

[4] Merton Robert (1968). The Matthew effect in science. Science 159:56–63. Pagereferences are to the version reprinted in Merton (1973). The Sociology of Science. Chicago University Press, Chicago.

[5] Cette citation attribuée à Newton peut s’entendre en dynamique : les chercheurs d’aujourd’hui (les « nains ») s’appuient sur les connaissances accumulées depuis des siècles par leurs prédécesseurs. Elle doit s’entendre également en statique : la qualité du travail de l’élite d’aujourd’hui (les « nains ») dépend étroitement de la masse du travail réalisé par la base actuelle…

13 commentaires sur “L’excellence des Universités : oui, mais quelle excellence ?!

  1. À propos de la masse critique : est-ce que la relation tient toujours lorsque l’on pondère le nombre de publications par leur qualité ? Il doit bien exister des externalités positives à être entouré de nombreux collègues, comme par exemple la possibilité de suivre davantage de séminaires que ceux organisés par un petit labo (quand il y en a !).

    • Oui, ça tient toujours. Dans certains de ses derniers travaux, Michel Grossetti montre par exemple qu’on observe, dans quasiment tous les pays, un phénomène de déconcentration spatiale de la recherche (les régions centres pèsent de moins en moins dans l’ensemble des publis de chacun des pays). Quand il se analyse ensuite l’évolution de la géographie des articles les plus cités (pris comme indice de qualité), même constat, processus de déconcentration.
      Sur votre argument des externalités positives : oui, il y a des externalités positives à être entouré de nombreux collègues, mais pas nécessairement dans la proximité géographique : il faut être dans les bons réseaux, être en liens avec de bons collègues, interagir régulièrement lors de colloques, séminaires, journées d’étude, etc. Comme dit dans le billet : ce n’est pas la concentration qui compte, mais le réseau.

  2. Excellent papier. Merci. Et la distribution des solutions de travail collaboratif en ligne va encore largement participé de la fin de cette idée reçue sur la supposée nécessaire masse critique. Pensons liens et non plus seulement lieux.

  3. Si la masse critique pour les unités de recherche est effectivement très faible, ce n’est pas forcément le cas de l’enseignement. Chercheurs et enseignants étant en grande partie les mêmes personnes, viser une masse critique supérieure ne serait pas necessairement une mauvaise chose. Je ne parle pas de cette absurde stratégie de création de mastondontes de 100 000 étudiants mais nul doute que quelques établissement français sont sous cette masse critique et il ne serait ininteressant de relancer sereinement la reflexion sous cet angle.

  4. Ça fait plaisir de lire un truc cool.
    Un ami me fait remarquer que pour certaines disciplines, comme la physique, qui demandent des équipements sophistiqués, une concentration de scientifique autour pourrait peut être engendrer un gain de productivité ?

    • Oui, c’est vrai. Plus généralement, tout élément faisant supporter des coûts fixes, donc vecteur d’économie d’échelle, avantage la grande taille (disons une certaine taille). Dans tout un ensemble de cas, cependant, ceci n’oblige pas à la concentration spatiale des chercheurs : ces derniers peuvent se déplacer sur le lieu d’implantation de l’équipement le temps de son utilisation puis retourner dans leur labo.

  5. Une première remarque sur l’allusion aux nains et aux géants. Votre interprétation est doublement inexacte.
    1) la phrase n’est pas de Newton (on ne prête qu’aux riches), mais de Bernard de Chartres, telle que rapportée par Jean de Salisbury, Metalogicon (III, 4), 1159 :
    « Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium humeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut eminentia corporis, sed quia in altum subvenimur et extollimur magnitudine gigantea ».
    Ce qui donne en français :
    « Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir plus de choses qu’eux, et des choses plus éloignées qu’ils ne le pouvaient, non pas que nous jouissions d’une acuité particulière, ou par notre propre taille, mais parce que nous sommes portés vers le haut et exhaussés par leur taille gigantesque. » (cf. le bel article d’Hervé Dumez “Sur les épaules des géants”, le Libellio, Vol. 5, n°2, été 2009, 1-3.)
    2) Cette phrase exprime le concept de progrès cumulatif de la science. L’utiliser pour défendre l’idée que les meilleurs chercheurs ont besoin d’avoir autour d’eux de multiples chercheurs moins “publiant” n’est pas prouvée et exprime en quelque sorte le contraire de la phrase originale : des géants portés sur les épaules de nains.

    • oui, sur le premier point, déjà lu et relu cela, d’où dans le texte “attribué à Newton”. Remarque anecdotique je dirais.
      Sur le deuxième point, il s’agit de proposer une extension, en effet. Vous pouvez ne pas souscrire bien sûr, mais ce que vous dites ensuite peut être retourné contre l’extension comme contre la phrase initiale.

  6. Merci pour cette analyse.

    Cependant, il me semble que plusieurs de vos affirmations principales ne sont pas justifiées (dans le texte, au moins), ce qui en affaiblit la portée. Pourriez-vous donner une justification aux phrases suivantes ?
    – “Ce type d’analyse occulte le fait que les chercheurs les plus cités sont la partie la plus visible d’un immense travail collectif réalisé par l’ensemble de la communauté scientifique. […] Si l’on coupait cette « élite » de sa « base », elle s’étiolerait très rapidement.” Comment le sait-on ? Peut-être qu’on aurait besoin que de 50 % de la base pour que l’élite se développe, ou peut-être seulement de 25 %, ou même moins. Ou peut-être a-t-on besoin, comme vous le dites, de toute la base. Mais telle quelle, cette phrase me semble très contestable.
    – “Nous considérons donc que l’excellence n’est pas la caractéristique d’une élite de chercheurs plus connus que leurs collègues, mais la qualité d’ensemble de la recherche d’une ville, d’une région ou d’un pays.” Sans arguments sur ce point comme sur le précédent, cela ne semble pas une conséquence de faits, mais plutôt une croyance. Pour pousser plus loin le raisonnement que vous faites, celui-ci pourrait s’appliquer quel que soit le nombre de chercheurs : même s’il y avait 10 millions de chercheurs en France dont seulement 1 % qui produiraient des résultats, on pourrait dire qu’il ne continuer à financer tout le monde puisque tout le monde serait indirectement à l’origine des résultats des 1 %. Même si cela était vrai, les dépenses induites seraient difficilement justifiables : l’objectif d’une politique de recherche n’est pas simplement d’avoir les meilleurs résultats possibles, mais d’avoir les meilleurs résultats possibles en fonction des moyens que l’on peut y mettre. Et toute la difficulté est là…

    De même que l’on peut regretter que les décideurs de la recherche s’appuient sur des arguments non validés pour appuyer leurs politiques, de même on peut regretter que d’autres arguments non validés soient utilisés pour défendre les politiques contraires.

  7. Monsieur,

    La question de la taille critique n’est peut être pas visible sur la recherche en elle-même mais, je ne peux m’empêcher de penser, que le cadre global que l’Université met à disposition du chercheur pour effectuer sa recherche dépend fortement des moyens dont elle dispose.
    Et il se trouve que le système français fait que ces moyens sont fortement corrélés à la taille de l’établissement (y a des nuances) et donc à cette masse critique.

    • Plusieurs points : i) si ceci avait un effet sur la “productivité” des chercheurs, on devrait voir un effet taille dans les statistiques, or ce n’est pas le cas, ii) dans tout un ensemble de disciplines, les ressources dont a besoin un chercheur sont disponibles dans toutes les universités, de plus en plus facilement grâce à la dématérialisation des publications notamment. Pour certaines disciplines, des équipements plus rares sont nécessaires, ils dépendent des spécialisations passées des universités plus que de leur taille, d’une part, et pour les équipements très rares, les chercheurs y accèdent via des séjours temporaires pour mener leurs expérimentations. Votre “intuition” est assez naturelle, elle n’est pas vraie pour autant, il convient de rechercher des éléments de preuve pour la valider ou l’invalider.

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