Facebook ou la mort de la géographie

Via rationalité limitée, je
découvre ce billet d’Edward Glaeser, qui revient sur une conclusion classique côté
recherche mais très mal intégrée hors de la sphère académique : le développement de Facebook (plus généralement des TIC) ne conduit pas à la « mort de la géographie », comme dirait
l’autre, il s’inscrit en complémentarité. Pour une part essentielle, on échange via les TIC avec les personnes avec lesquelles on interagit de manière plus traditionnelle. Pour vous en
convaincre, vous pouvez aller jeter un œil sur les articles en lien sur son billet, ou bien vous livrer à ce petit test :

i) comptabilisez sur une journée type le nombre de mails que vous envoyez. Notons N ce nombre,

ii) recensez le nombre de mails que vous envoyez à des personnes avec lesquelles vous interagissez régulièrement en face à face (pour
se donner un seuil : disons au moins une fois par semaine). Notons M ce nombre,

iii) calculez la proportion M/N puis postez-là en commentaire, on pourra en calculer la moyenne.

Vous pouvez faire le même exercice avec vos amis Facebook, ou avec les coups de fils passés via votre portable ou votre fixe,
etc.

Je suis moins d’accord avec l’enchainement proposée dans la deuxième partie du billet, très classique pour les spécialistes de
l’économie géographique, mais hélas erroné. Je résume l’enchaînement :

1. l’activité d’innovation est une activité collective,

2. pour innover il convient donc d’interagir,

3. ces interactions supposent de la proximité spatiale, les TIC ne permettant pas de régler des problèmes trop complexes (on retrouve
la thèse de la nature tacite des connaissances développées par les évolutionnistes, voir cet excellent petit ouvrage (chapitre 4) pour des précisions),

4. les acteurs innovants vont donc logiquement se localiser là où sont les autres acteurs innovants, afin de bénéficier de ces
interactions de face à face.

Toutes les études empiriques confirment le point 1 : l’innovation est une activité éminemment collective, la figure de
l’entrepreneur-innovateur schumpétérien développant au fond de son garage l’invention du siècle ne tient pas.

Le point 2 est déjà plus contestable. Certes, tout projet collectif suppose des phases d’interaction. Mais dans certains cas, la
fréquence est faible, on se voit au début du projet, on se divise rapidement le travail, chacun avance de son côté. Dans d’autres cas, oui, les besoins d’interaction sont beaucoup plus fréquents,
il faut se voir souvent ou très souvent. Bref, c’est un peu plus complexe qu’il n’y paraît, il faut a minima introduire deux variables : besoins d’interaction et fréquence des
interactions.

Les points 3 et 4 sont les plus contestables, pour plusieurs raisons :

i) avoir besoin d’interaction en face-à-face ne signifie pas qu’on doive se localiser là où sont les personnes avec lesquelles on doit
interagir. D’abord parce que ces personnes changent et qu’on ne va pas s’amuser à déménager tous les quinze jours (comme l’innovation repose sur des logiques de projets (de court/moyen terme),
ces personnes changent souvent). Ensuite parce que si l’on doit interagir avec des personnes, plutôt que de déménager, on peut se déplacer. Autrement dit activer de la proximité temporaire
(organisation de réunions de projet par exemple) plutôt que de la proximité permanente (co-localisation). Autant choisir alors des lieux bien connectés (je peux me déplacer facilement) plutôt que
des lieux où je pourrais interagir avec des personnes clés (que je ne connais pas à l’avance),

ii) argument plus technique : penser que la proximité spatiale permet d’échanger du tacite repose sur une mauvaise lecture de la
littérature évolutionniste. Certes, les connaissances tacites sont essentielles pour l’innovation. Mais ce que disent les évolutionnistes, c’est que ces connaissances tacites sont partagées par
des personnes « ayant partagées la même expérience ». De ce fait, on peut échanger plus facilement du tacite à distance avec des personnes ayant partagé la même expérience, plutôt
qu’avec des personnes physiquement proches n’ayant pas partagé la même expérience. Illustration : je pense pouvoir échanger beaucoup plus vite par mail sur des problèmes économiques
complexes avec les tenanciers des éconoclastes plutôt qu’avec mon voisin de pallier…

iii) empiriquement, l’idée selon laquelle on va se localiser là où l’on pourra multiplier les interactions de face à face ne tient pas.
J’en avais déjà parlé (ici et ) : on se localise là où sont nos relations sociales et/ou là où sont les emplois
(voir cet article pour des résultats plus généraux), non pas là où l’on pense que l’on
pourra interagir… Dans le même sens, Michel Grossetti, qui travaille depuis longtemps sur la genèse des relations science/industrie en France (notamment sur THE pôle de compétitivité
toulousain), a désespérément chercher des cas où les relations locales entre entreprises et laboratoires sont sous-tendues par ces besoins d’interaction de face à face… il n’en a pas trouvé (les
relations sociales préexistantes sont beaucoup plus déterminantes). Je suis preneur de preuves solides…

Bref, l’enchaînement de Glaeser ne me semble pas tenir la route. Querelle d’expert ? Ben non, c’est plus grave que ça, docteur… La
plupart des politiques publiques menées ces dernières années en France (pas seulement : un peu partout dans le monde, suite à la prose de Porter notamment) reposent sur cet enchaînement : il faut favoriser les interactions de face à face entre les acteurs impliqués dans l’activité d’innovation, il
faut concentrer tout ce beau monde dans quelques lieux bien choisis, qu’ils interagissent autour d’une bonne petite tasse de café, et vous allez voir ce que vous allez voir ! D’où les SPL,
les pôles de compétitivité, les grappes… D’où les plans Campus et la concentration de la recherche, etc.… etc.…

Petite anecdote pour finir : toujours selon cette logique, le gouvernement français a décidé de concentrer une bonne part de la
crème de la recherche française sur le plateau de Saclay. Tous ces chercheurs qui vont interagir, mon Dieu, que ça va être
bon!

Sauf que certains chercheurs se sont montrés dubitatifs… le plateau de Saclay, c’est qu’il s’étend sur plusieurs kilomètres mon bon
Monsieur… les « face-to-face interactions », ça va être un peu compliqué, vous croyez pas?…

 

Réponse d’un responsable :

– « bâh, vous avez l’habitude des nouvelles technologies… Vous pourrez bien faire des visio-conférences, non ? »

7 commentaires sur “Facebook ou la mort de la géographie

  1. Excellent post! Travaillant dans un labo sur ledit plateau, j’ai pensé à votre exemple avant d’arriver aux derniers paragraphes.

    Petite anecdote en passant : il y a qq années, les doctorants de mon lab ont fait part de leur inquietudes vis-à-vis de leur futur et du manque d’employabilité des docteurs dans l’entreprise en
    France. Le directeur a repondu sans rire qu’étant donné la proximité geographique des entreprises innovantes qui allaient s’installer ils n’avaient pas de soucis à se faire.

  2. Très bonne analyse… De fait, la difficulté provient, à mon sens, de la volonté des théoriciens de vouloir séquencer les processus. Or le problème, c’est qu’il n’y a pas de séquençage clair,
    mais interpénétration, ce qui permet aux divers courant d’analyse de se réclamer d’une facette de la question pour proclamer générale une optique nécessairement partielle…

     

    Pas le temps de développer… on pourra en reparler + tard

     

    J.Fache

  3. Je ne comprends pas comment vous pouvez vous concentrer a l’aide de Facebook sur la geographie. Ce ne sont pas les mails et leur vitesse qu’il faut prendre en consideration mais Google et son
    ubiquité. Car il est partout, dans les cameras au coin de la rue et dans les satellites. C’est lui qui écrase la geographie en donnant des vues extremement precise des changements et dans des
    proportions inconnues des geographes jusqu’a présent. C’est Google qui a rouvert le passage du nord-oeust, pas Facebook

  4. Bonjour,

    Excellent post, très intéressant. Je suis actuellement en M2 de géographie et je cherche a vérifier cette année l’hypothèse que la proximité géographique est un facteur très important dans la
    construction sociale dans le cyberespace. Débtu 2011 je vais tenter de géolocaliser un petit réseau sur facebook (a peu près 150 noeuds je pense) afin de voir (en gros) si on a plus tendance à
    être amis facebook avec des gens proche géographiquement ou pas, tout en m’intéressant au type et à la force des liens qui peuvent influer sur la proximité ou l’éloignement des contacts.

    Je vais commencer un blog bientot

  5. Désolé pour la lenteur de la réponse, je n’avais pas activé le suivi des réponses…

     

    En fait je compte partir d’une personne qui devra diffuser via Facebook un questionnaire. Si la personne choisit de répondre au questionnaire (je pense faire un questionnaire en ligne,
    c’est le plus simple) elle devra indiquer quel lien elle a avec la personne qui lui a envoyé le questionnaire. Je pense surtout demander la nature du lien (familiale, amicale, pro, etc) et la
    force du lien en ligne c’est à dire la fréquence des contacts en ligne et l’importance des discussions (de 1 à 10, à juger par le contributeur), ensuite les mêmes question mais IRL.

    Ensuite cette personne envoie elle même ce questionnaire a 10 autres personnes et ainsi de suite…

    Cette méthode pose certains problèmes en particulier pour reconstituer les liens indirect, par exemple si A envoie le questionnaire à B et à C, et que B et C se renvoient mutuellement le lien
    (qui ne répondront pas une deuxième fois forcément), cela n’apparaîtra pas dans le graphe final… Mais bon, tout ça est en cours d’élaboration…

    Je compte lancer tout ça fin janvier, ca devrait durer une 15aine de jours, de toute façon je pense créer un blog pour publier mes recherches…

    Voilà

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