Le rapport Juppé-Rocard : quelques inepties…

Quelques remarques à chaud :

i) l’accent est mis fortement sur l’enseignement supérieur et la recherche : 16 milliards des 35 sont dédiés à ce
domaine

ii) sur ces 16 milliards, 10 sont dédiés à la transformation d’un nombre limité (5 à 10) de groupements
d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche en institutions pluridisciplinaires de dimension et de réputation mondiales (graissé par moi)

bref, on retrouve cette idée qu’il faut concentrer les moyens sur quelques établissements, et tant pis pour les autres.
Pourquoi? C’est très bien expliqué dans le rapport :

L’amélioration des perspectives de croissance dans une économie développée comme celle de la France passe par des
investissements en faveur du développement de la connaissance, du savoir et de l’innovation. La qualité et le dynamisme de nos meilleurs établissements d’enseignement supérieur et de recherche
constituent en outre un élément important d’attractivité et de visibilité à l’étranger.
Or leur évaluation et l’impact global des travaux de recherche français ne sont pas à la hauteur de nos ambitions, malgré quelques domaines d’excellence. Ainsi, pour critiquables qu’ils
soient, les classements et indicateurs internationaux font état de prestations médiocres
: le classement de Shanghai ne place que trois universités françaises dans les cent premières (dont la
première à la 40e place seulement en 2009), tandis que le classement du Times Higher Education Supplement considère que seuls quatre établissements français figurent parmi les deux cents
meilleurs mondiaux. (…)

Cette position reflète également la trop petite taille individuelle de nos établissements, en particulier en
cycle « gradué » (masters, doctorants, post-doctorants), car les classements internationaux tendent à prendre en compte de nombreux facteurs quantitatifs. Si la taille n’est pas en soi un
critère d’excellence et s’il ne faut pas la rechercher au détriment de la qualité ni de la souplesse, force est de constater que la visibilité et la notoriété internationales sont à ce prix.

Dans un contexte de compétition mondiale croissante dans l’enseignement supérieur et la recherche, ce facteur ne peut désormais être négligé.

 

Ce genre de propos est complètement stupide : la recherche française est de bonne qualité, conforme à ce qui est attendu
compte tenu de son niveau de développement (regardez son rang  au niveau de la recherche en fonction de son poids dans le PIB mondial), mais comme la recherche est plus éclatée qu’ailleurs,
l’évaluation par établissement est moins bonne. Au lieu de s’interroger sur les moyens d’améliorer encore la qualité de la recherche, on se préoccupe des moyens de monter dans un classement mal
fait…

Les modalités d’action en découlent :

Pour répondre à ces différents enjeux, vitaux pour l’avenir de notre pays, la Commission propose d’affecter des
sommes importantes sur quatre grands types d’actions.
Tout d’abord, il s’agit de doter en capital, à hauteur de 10 Md€ (dont 1 Md€ consomptible la première année, afin d’enclencher une dynamique), une Agence nationale des campus d’excellence à
créer, dédiée au financement d’opérations véritablement transformantes conduites par cinq à dix groupements d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche sélectionnés par un jury
international. L’ambition doit être de faire émerger, sur ces quelques sites, des campus pluridisciplinaires capables, grâce à ce financement exceptionnel, de concurrencer les meilleurs mondiaux
(action 1).

S’il s’agit de monter dans le classement de Shangaï, il y a plus simple et moins coûteux : ne changeons rien au
fonctionnement des Universités, fusionnons-les toutes sur le papier, appelons l’entité fusionné “Université de France”, demandons à tous les chercheurs de signer sous ce nom et le tour est joué :
l’Université de France sera numéro un du classement dès l’année prochaine. (moins radical : créer 4 entités macro-régionales, le résultat sera à peu près le même.)

S’il s’agit d’autre chose, de croire par exemple qu’il existe des effets tailles très importants à l’Université, il y a
pas mal de contre-arguments, dont j’avais parlé ici, et .
J’ajoute quelques idées
:

l’erreur est de croire qu’il existe des rendements continûment
croissants à l’Université, de penser, donc, que plus on est grand, meilleur on est. En fait, je pense qu’il existe plutôt une taille minimale, car à l’évidence il y a des coûts fixes (bâtiments,
machines, …), mais au delà de cette taille, pas sûr du tout que les rendements soient très longtemps croissants. Et au delà encore, ils risquent d’être décroissants (allez gérer un labo de 700
personnes, les coûts d’organisation internes risquent d’être particulièrement lourds).

* sur ce dernier point, je m’étonne que personne ne s’intéresse à la sur-concentration de la recherche en Ile de France :
toutes les données que j’ai pu voir montrent que la productivité de cette région est inférieure à la moyenne (productivité mesurée comme le ratio entre brevets ou publications sur dépenses
de R&D ou nombre de chercheurs). Question tabou. Est-ce lié au fait que les chercheurs qui traînent dans les couloirs ministériels ou qui sont auditionnés pour les rapports sont
essentiellement parisiens? Je n’ose y croire… 

* raisonner pour l’ensemble de l’Université n’est pas pertinent, il faudrait une analyse fonctionnelle des coûts. Je
pense que la fonction marketing-communication doit être mutualisée à une échelle assez importante pour assurer une certaine visibilité. Cette fonction pourrait être assurée au niveau des PRES par
exemple. Rien ne dit que pour les autres fonctions, l’échelle pertinente est la même (je suis même convaincu du contraire).

* Au delà des fonctions, des effets disciplinaires peuvent apparaître : la “taille optimale” des labos de SHES est
moins importante que celle des labos de sciences dures qui réclament des équipements significativement plus coûteux. Il faudrait donc des politiques différenciées. trop compliqué sans
doute…

* j’ai le sentiment que nombre d’acteurs, y compris les économistes (c’est un comble!), raisonnent maladroitement : ils
se focalisent sur la productivité moyenne des labos, plutôt que sur leur productivité marginale. J’illustre pour les non initiés :  TSE est sans doute l’école d’économie qui a la
productivité moyenne la plus forte de France (au grand dam de PSE…). Beaucoup se disent alors qu’il convient d’investir fortement dans TSE. Alors qu’il faudrait plutôt mesurer le gain marginal
résultant de l’investissement d’un euro supplémentaire dans TSE, qui croule déjà sous l’argent, comparativement au gain marginal résultant de l’investissement dans un autre centre. Je parie
qu’investir dans des labos de taille réduite serait le plus rentable.

 

Bon, j’arrête là, mais il y aurait pas mal d’autres choses à dire. Qu’on ne se méprenne pas : tous les points évoqués
sont des conjectures, certains chercheurs peuvent sans doute m’opposer différents arguments (je les attends au tournant!). On pourrait cependant attendre du rapport Juppé-Rocard quelques éléments
de preuves avant de préconiser ce sur-investissement dans les plus grands centres. Personnellement, je n’en ai vu aucun. Juste quelques idées rapidement assénées, qui ressemblent à autant d’idées
reçues.

10 commentaires sur “Le rapport Juppé-Rocard : quelques inepties…

  1. Un argument tout pourri en faveur de la concentration: cela permet peut-être de réduire le nombre de turbo-chercheurs (ou la probabilité de devenir soi-même turbo-chercheur). Évidemment, çà ne
    résout pas le problème des turbo-étudiants.

  2. “sur-concentration de la recherche en Ile de France : toutes les données que j’ai pu voir montrent que la productivité de
    cette région est inférieure à la moyenne”

    Une explication très terre à terre parmi d’autres :
    la mauvaise qualité de transports , et en particulier du RER B
    (cf:
    http://www.blogencommun.fr/rer-b/
    http://www.bfmtv.com/video-infos-actualite/detail/la-greve-est-reconduite-dans-le-rer-b-3353245/
    http://www.youtube.com/watch?gl=FR&hl=fr&v=AH8FPLoHDtk
    http://transportsplateau.free.fr/dossier/rerb.php
    http://verel.typepad.fr/verel/2009/11/transport-et-rente.html
    )
    ce RER fait notamment le lien entre Paris, le plateau de Saclay (X,Supelec,CEA,Danone, ..) en passant par Cachan (ENS) Massy Antony(ECP), etc.
    Bien sûr, que les étudiants et les chercheurs aient un trajet banlieue-centre, ou centre-banlieue leur productivité baisse si leur temps de transport fait 2 à 3h par jour debouts ou entassés.
    (moins de temps en voiture par la F118, mais plus cher, moins “vert”, pas forcément plus facile)

    Ce serait un argument en faveur de la qualité de vie en province. Mais le Sud-Ouest de Paris serait un atout majeur mondial si les investissements avaient été faits. On peut bien sûr discuter du
    principe de la concentration et notamment du principe de l’OIN de Saclay (horizon 2018) plutot que d’un réseau de micro-poles reliés entre eux. Encore fait-il que la communication fonctionne.
    Probablement les difficultés matérielles n’améliorent pas l’étanchéité entre recherche publique universitaire et R&D privée, assez marquée en France. Peut-etre que la porosité que réalise mieux
    à Grenoble, Toulouse ou Caen.

  3. Les auteurs n’affirment absolument pas que la taille des instituts de recherche permet d’améliorer la qualité. Ils pensent que cela permet d’améliorer sa visibilité. Le problème de la visibilité de
    la recherche est totalement indépendant de sa qualité, et mérite également d’être posé.

    Par ailleurs, si TSE est bien le centre où la productivité par chercheur est la plus grande (je reprends votre affirmation, je n’ai pas d’info privée à ce sujet), je note que ce n’est pas
    l’université de Nîmes ou de Limoges, c’est bien un gros centre.

  4. OBO: A mon avis, mutualiser les moyens en termes de visibilité pour une institution impose de mutualiser le nom, surtout si on cherche une visibilité internationale. Cela n’impose certes pas un
    regroupement géographique, mais un certain nombre de structures de gouvernance communes. Je ne suis pas assez calé sur la structure institutionnelle française sur le contenu exact du terme
    “établissement” utilisé par Juppé et Rocard pour savoir s’il fait sens.

    Je pense par ailleurs que la visibilité de l’institution recherche est un élément fondamental. Il est vain d’avoir raison si personne ne vous écoute. Un éditeur de revue du MIT ou de Harvard serait
    plus enclin à donner un papier à des rapporteurs pointus si vous veniez de TSE, à moins que votre renommée personnelle dans votre domaine de spécialité n’ait traversé l’Atlantique. La recherche en
    économie est dominée par des chercheurs américains qui ont la théorie du signal bien en tête, le ranking des universités américaines bien en tête, et une certaine propension a négliger ce qui vient
    d’Europe, surtout s’ils ne connaissent pas la fac d’origine.

    Enfin, je crois que spéculer sur les rendements d’échelle de la recherche est un peu vain, je suis dubitatif sur l’existence de sources d’identification à ce genre de truc. Je conviens que l’effet
    est théoriquement ambigu.

  5. http://www.socialcapitalgateway.org/eng-rankscimago2009.html#table

    Excellent! (CNRS 1er et INSERM 14e)
    Il serait raisonnable d’avoir une visibilité selon des poles géographiques d’une taille raisonnable.
    Orsay et le plateau de Saclay est un bon exemple. ( http://www.u-psud.fr/fr/news/2009/arwu.html
    Il faudrait déjà en finir avec la ségrégation universités-grandes écoles, et que tout travail publié dans cette zone (malgré le temps passé plus dans le RER  B que les ministères!) 
    compte pour Paris-Sud XI. Avec une intersection avec ParisTech, mais bon.

     

  6. Merci pour cette note très intéressante. Je trouve la remarque très pertinente sur les coûts marginaux. Malheureusement, dans la recherche mondiale, l’effet Matthieu joue à plein…

    On pourrait parier que le classement de Shangai aura modifié ses critères (comme est en train de le faire le Times) d’ici à ce que ces fusions soient effectives. Meme dans le cas contraire, je
    trouve la réaction bien mal pensée (cf. “Les stratégies absurdes” de Beauvallet : on s’adapte aux indicateurs sans essayer de modifier ce qu’ils veulent refléter). Après tout, les établissements du
    “top 20” ne sont pas si “gros” que cela (par ex en nombre d’étudiants) par rapport à Paris 6 par exemple. Remonter les établissement français nécessiterait plutôt de réfléchir à l’ensemble du
    système, y compris ses filières d’élite (CNRS, grandes écoles…)

    Enfin, on peut se demander si “avoir N institutions dans le top 20 et M dans le top 100” doit être un but en soi :
    “[…] comparisons between countries’ research higher education institutions
    [show] two patterns amongst countries whose research universities have a high average volume and quality of research publications. One group of countries has a fairly even performance of their
    research universities, presumably because they have had fairly even levels of government support. This group is in northern continental Europe and includes Switzerland, Germany, Sweden, the
    Netherlands, Austria, Denmark and Finland. The other group of countries also has a high average volume and quality of research publications, but spread much more unevenly between universities. This
    group includes the US, the UK and Canada.

    […] Whether one is interested in a country’s overall performance or just
    the performance of its champions depends on whether one believes more benefit is gained from a few outstanding performers or several excellent performers.

    http://globalhighered.wordpress.com/2009/11/18/rankings-scimago-joins-the-club/
     

Répondre à dissertation layout Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *