Il y a 25 ans : un virologue dans la guerre économique

Il y a 25 ans, le 1er avril 1995, était créé au plus haut niveau de l’État français un Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique. Parmi les 7 personnalités nommées se trouvait le virologue, et futur Prix Nobel de médecine, Luc Montagnier qui venait de connaître de longues années de lutte acharnée sur la découverte du virus du Sida.

En cette période de confinement, voici un long extrait de cette histoire tiré de mon ouvrage sur Les Sentiers de la guerre économique.

 

(…) J’arrive en plein pot de départ, un brin gêné. Le professeur Montagnier est là, une coupe de champagne à la main. Nous sommes à l’institut Pasteur et celui qui obtiendra, dix ans plus tard, le Prix Nobel de médecine pour la découverte du virus du Sida m’accorde un entretien sur ce qui reste l’un des plus grandes batailles scientifique, économique et politique entre français et américains. Après avoir compilé des centaines d’articles sur cette affaire, j’ai réalisé une « étude de cas » d’une trentaine de pages que je soumets à son jugement. Si j’en crois ses annotations, il l’a lu avec attention. Nous nous arrêtons alors sur la question du fameux système de validation par les pairs connu sous le slogan « Publish OR Perish » rebaptisé pour l’occasion « Publish AND Perish ».

Pour exister et faire progresser la science, un chercheur doit publier ses recherches dans des revues dites académiques. L’évaluation par les pairs se déroule en double aveugle : l’article est anonymé et les « reviewers » ne sont pas connus de celui qui soumet. En théorie. Car en pratique, le conflit sur la découverte du Sida dévoile une toute autre réalité pourtant bien connue des observateurs de la science (journalistes, experts, sociologues, anthropologues,…). Il démontre de manière implacable l’avantage que confère, dans une logique de coopération-concurrence, le pré-positionnement dans les réseaux de publications. A partir de 1983, l’américain Robert Gallo du National Cancer Institute profite de sa notoriété et use de son influence dans la communauté scientifique pour faire siennes les connaissances sur le virus du SIDA de l’équipe du français Luc Montagnier de l’Institut Pasteur. La polémique scientifique qui débute alors entre les deux chercheurs est bientôt relayée par un conflit économique. L’Office Américain des Brevets accorde très rapidement un brevet au test de dépistage du SIDA déposé par Robert Gallo alors que celui déposé plusieurs mois auparavant par l’Institut Pasteur ne reçoit aucune réponse. Une action en justice est engagée par les Français mais les procédures sont interminables. En 1987, un accord est conclu entre la France et les États-Unis et une fondation franco-américaine est créée. Malgré leur manque d’éthique évident, les américains sortent avantagés de la négociation. Rapports de force obligent… Mais les États-Unis d’Amérique restent un pays de liberté et en 1989, une enquête paraît dans le Chicago Tribune. Coup de théâtre : un Démocrate du Congrès saisit alors l’Office pour l’Intégrité Scientifique qui accuse Robert Gallo de fraude. L’affaire est relancée. A travers lui, c’est également l’administration Républicaine qui est mise en cause. Robert Gallo qui avoue ses méfaits est d’abord reconnu coupable puis finalement disculpé en appel. Tout le dispositif américain s’est mis en action, de la prestigieuse revue scientifique Science jusqu’au Secrétaire d’État à la Santé et même le Président des États-Unis. En 1994, l’accord franco-américain est renégocié mais la répartition des royalties reste cependant défavorable aux Français, contraints de partager ce qui leur appartient.

Dans un ouvrage d’entretiens intitulé Tout le monde doit connaître cette histoire, le Professeur Jean-Claude Chermann qui faisait partie de l’équipe de l’institut Pasteur explique « les coulisses d’une guerre ». Tout a commencé par une collaboration : « nous luttions contre un virus mortel, pas contre des chercheurs ! Nous n’étions pas prêts à affronter la « grosse machine » américaine et, de plus, nous avions besoin d’elle puisqu’en France, à cette époque, personne ne croyait en nous, ou plus précisément en notre capacité à lutter contre l’hégémonie américaine[1]. » Cette posture collective de vassalité me fait souvent penser à cette citation de Nietzsche selon laquelle il n’y a pas de Maîtres sans esclaves. En lisant mon texte, le Professeur Montagnier acquiesce et insiste sur la question de la langue. Par manque de maîtrise de l’anglais, il a laissé toute liberté à Robert Gallo qui en a profité pour faire quelques modifications qui, par ricochets, lui permettront de s’attribuer la paternité de la découverte du virus.

Mais revenons à ce fameux « Publish or Perish » basé sur le système de validation par les pairs en double aveugle. Le Professeur Jean-Claude Chermann donne une version qui nous éloigne quelque peu de ce modèle idyllique : « Lorsque nous avons isolé le virus responsable du sida, nous savions qu’il nous faudrait convaincre. Or, personne n’accepterait l’idée que, dans la course mondiale contre le virus, ce soit une petite équipe française qui l’emporte. Sauf… sauf si les Etats-Unis validaient notre découverte. Un seul homme pouvait le faire, c’était (…) le Pr. Robert Gallo (…) Je l’ai appelé (…) Il s’apprêtait d’ailleurs à publier deux articles sur ses recherches dans Science, la revue de référence. Il m’a dit : « J’ai trois places dans Science. Envoie ton article, je le fais publier avec les miens. » [2]» Et au Professeur Chermann de confier : « Sincèrement, j’ai pensé que l’article ne passerait pas. Vous savez, avant d’être publié, il est analysé et vérifié par un comité scientifique. Mais comme Gallo a insisté et que c’est lui qui a proposé (il avait visiblement ses entrées dans la revue), c’est passé. Là où j’aurais dû me méfier, c’est qu’il a poussé la générosité à écrire lui-même le résumé de présentation.[3] ». No comment !

On le voit, le dispositif français n’est pas organisé pour mener une stratégie à la hauteur des enjeux et d’un système de coopération-concurrence (où l’ « intelligence » à l’anglo-saxonne prend toute sa mesure) : négligence collective dans la protection du patrimoine scientifique, silence remarqué de la représentation française, absence de maillages entre les structures françaises (Pasteur, CNRS et Sanofi par exemple), etc. « Au début de l’affaire, explique le Professeur Luc Montagnier, en 1983 et 1984, nous étions presque seuls. Il n’y avait pas grand monde en France pour nous soutenir. [4] » Dès le départ, le chercheur français n’était pas en mesure de connaître l’ensemble des forces dont il disposait. « Après bien entendu, les choses ont évolué, explique Luc Montagnier. Paradoxalement, cette évolution a commencé quand Gallo et ses collègues ont fait publiquement parler d’eux. Nous avons alors bénéficié de ce courant, situation qui n’est pas dénuée d’ironie.[5] » Mais le Professeur Montagnier ne disposera jamais au sein de l’Institut Pasteur des moyens nécessaires pour livrer une bataille juridique. Quant à l’Etat français, les retours sont très divers : si le cabinet du Premier Ministre a apporté son soutien à l’Institut Pasteur, cette réalité n’a pas été ensuite relayée au sein de divers cabinets ministériels par manque d’information et de communication. D’un côté, le Ministère de la Recherche, tutelle de Pasteur, était peu informé quand de l’autre, le Ministère de la Santé, bien informé, n’avait que peu de moyens à mettre en œuvre[6].

Peu avant les fêtes de fin d’année, je remets mon étude finale au Secrétariat Général de la Défense Nationale qui abrite le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique (CCSE) que Luc Montagnier est invité à intégrer avec six autres personnalités. Le Rapport au Président de la République relatif au décret portant création du CCSE note : « Au regard de la capacité d’action de ses principaux partenaires et concurrents, la France doit mieux prendre conscience du rôle stratégique de l’information (…) Le dispositif français actuel de recueil et d’exploitation de l’information économique stratégique est loin d’être négligeable, mais il souffre de cloisonnements multiples et d’une absence de coordination. Ce constat appelle une révision en profondeur afin de placer la France au niveau de ses partenaires et concurrents les plus performants. Un tel impératif impose l’adoption d’une démarche dynamique et offensive, coordonnée par l’Etat, afin de renforcer, à tous les niveaux, la capacité de concertation et d’échange d’informations entre acteurs économiques et politiques. C’est pour animer cette démarche qu’est créé, par le présent décret, le comité pour la compétitivité et la sécurité économique. Cette création témoigne de la volonté de l’Etat de mobiliser l’ensemble des énergies autour du grand enjeu national que représente l’” intelligence économique “. Il s’agit là du premier élément d’un dispositif ambitieux, mais qui ne pourra se mettre que progressivement en place. » (Décret n° 95-350 du 1er avril 1995).

Or, non seulement ce Comité ne survivra pas à la Présidentielle suivante mais Luc Montagnier rejoindra bientôt New York où on lui propose de poursuivre ses recherches sur le Sida quand en France, atteint par la limite d’âge, il n’a plus aucun avenir. « New York m’offre une seconde jeunesse » s’exclame-t-il même dans un numéro de l’hebdomadaire grand public Paris Match. Dix ans plus tard, il obtiendra le Prix Nobel de médecine en compagnie de Françoise Barré-Sinoussi. Quant à la France et à l’Europe, elles continuent de plus belle à inciter leurs chercheurs à publier dans les revues de références dites internationales, c’est-à-dire essentiellement anglo-américaines, à partir de classements plus que discutables. Nietzsche avait donc raison !

[1] Jean-Claude Chermann avec Olivier Galzi, « Tout le monde doit connaître cette histoire », Stock, 2009, p 76.

[2] Ibid, pp. 73-74.

[3] Ibid, p 75.

[4] Luc Montagnier, Entretien avec Jean-Yves Nau, “ La polémique sur la découverte du sida ”, Le Monde, 22/04/90.

[5] Idem.

[6] Luc Montagnier, Entretien avec l’auteur, septembre 1996.

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